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L’étoile à la lucarne : la poésie algérienne


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Guest Luciana

http://www.cousinsdepersonne.com/2015/12/letoile-a-la-lucarne-la-poesie-algerienne/

 

 

On ne pourrait prétendre cerner chez un peuple la pratique du vers dont la richesse s’affirme tant par son cheminement que par sa diversité linguistique. De la même façon, on ne pourrait parler des influences poétiques, sans considérer les autres genres et formes littéraires et artistiques que fréquente le poète. D’ailleurs, découvrir la poésie algérienne à travers son évolution, ou pour mieux dire, son cheminement historique, ne fait qu’accréditer ce que remarquait le poète Tahar Djaout en 1984 : « La poésie algérienne n’emprunte pas un seul canal. Elle échappe à l’inspiration unidirectionnelle, aux œillères qu’inflige une langue unique. »

 

En quelles langues est donc écrite cette poésie ? Celles qui ont traversé le pays et dont le temps a eu raison (comme le latin), celles qui doivent au temps leur naissance et leur fertilité (l’arabe algérien), celles qui ont eu raison du temps et qui demeurent (l’arabe classique et le français), et celles dont le temps dit l’origine de l’espace, du pays (le berbère, nomination latine du tamazight, langue originale des autochtones d’Afrique du Nord).

 

Pour comprendre cela, il faut remonter au deuxième siècle de l’ère chrétienne. C’est en latin qu’Apulée (Afulay en berbère) a écrit ses vers, tout comme son célèbre roman L’âne d’or et ses Métamorphoses. Il a traité aussi bien de philosophie, de rhétorique et de mythologie, que de magie et de métaphysique. Ses vers n’obéissaient pas toujours à l’uniformité d’un recueil. Ils traversaient aussi ses textes en prose, et paraissaient même chez d’autres auteurs, comme Aulu-Gelle qui désignait ses Nuits attiques comme l’œuvre d’un ami dont il taisait le nom. Apulée est aussi l’auteur du souffre-douleur, poème érotique dont le titre est grec : Anechómenos. Ayant le berbère comme langue maternelle, écrivant en latin et en grec, Apulée serait le premier à poser la problématique de l’écriture en langue amazighe(1), et l’adoption par les auteurs berbères d’autres langues, aujourd’hui l’arabe et le français.

 

DANS LES RÉGIONS BERBÉROPHONES D’ALGÉRIE, IL EST TOUT À FAIT COURANT DE CROISER UN PAYSAN OU UNE DAME ÂGÉE QUI IMPROVISE DES POÈMES D’UNE QUALITÉ REMARQUABLE.

 

Bien que le tamazight soit une langue écrite, sa littérature a été, et ce jusqu’à une époque très récente, acculée à l’oralité. Si l’absence de documents écrits rend difficile la transmission du patrimoine littéraire, l’oralité a su préserver de l’élitisme la parole poétique berbère. Dans les régions berbérophones d’Algérie, il est tout à fait courant de croiser un paysan ou une dame âgée qui improvise des poèmes d’une qualité remarquable. Ce rapport au raffinement de la langue et à la pratique poétique est aussi le propre de toutes les régions rurales, même arabophones. Ces poésies traitent du quotidien des gens du peuple, et sont souvent déclamées sur la place publique. Des noms et des textes nous sont parvenus, notamment grâce aux travaux de chercheurs qui ont transcrit ces textes. On doit à Mouloud Mammeri, illustre écrivain et anthropologue, un recueil des Ahellil du Gourara, chants religieux et festifs de cette région du sud du pays, inscrits en 2008 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. On lui doit aussi la collecte et la traduction en français des textes de Si Mohand Ou-M’hand, poète kabyle du XIXe siècle, qui a choisi l’errance pour sa personne comme pour ses vers qu’il refusait de répéter après improvisation, jugeant que seule la parole de Dieu avait ce mérite. Il contesta la violence coloniale en Algérie, composa des poèmes d’amour, parla d’exil et de voyage. Aujourd’hui, la poésie berbérophone a bien franchi le cap de l’écriture et de l’édition, comme en témoignent les écrits de poètes tels que Ben Mohamed, ou Améziane Kezzar. Toutefois, le lectorat berbérophone demeure restreint, à cause des réprobations réservées à cette langue, à son enseignement et à sa reconnaissance par des décisions politiques. C’est la chanson qui vient à sa rescousse. Poètes engagés, Matoub Lounès, Lounis Aït Menguellet et le fabuliste Slimane Azem ont choisi la musique plutôt que le livre pour diffuser leurs textes, et donner à découvrir ou revisiter les vers de leurs contemporains ou prédécesseurs. La défense de la langue et de la culture, la lutte contre le colonialisme et l’oppression politique sont à la source de leur engagement. Mais la langue poétique se distingue du discours politique par le soin que lui apporte le poète : on reconnaît unanimement la subtilité avec laquelle Aït Menguellet joint l’expression lyrique à la pensée philosophique. Il en est de même de la constance métaphorique de Matoub Lounès qui s’écarte de toute mystification langagière, et d’où déferle une richesse lexicale sans pareille.

 

On retrouve ce rapport de la poésie au chant et à la musique dans la poésie écrite en arabe algérien. Il faut à cet égard distinguer l’arabe classique, langue enseignée et adoptée par les institutions officielles, de l’arabe vernaculaire qui a évolué depuis quatorze siècles sur un fond lexical emprunté au berbère, à l’arabe venu d’orient, à l’espagnol, au français et autres, et s’est construit son propre système linguistique. La tradition poétique de cette langue est appelée le Melhoun, appellation qui met en exergue la musicalité de la langue. Le poète, quant à lui, se nomme le fsih, l’éloquent. Le fsih se garde des impuretés de la langue, et même du recours à l’arabe classique, que la poétique du Melhoun considère comme une imperfection, et nomme el-bars. Mais ce rapport conflictuel entre l’arabe algérien et l’arabe classique n’est que très récent, conséquence d’une politique linguistique qui consiste à hiérarchiser les langues, et à en réduire arbitrairement certaines au statut de vulgaires patois, comme c’est le cas de l’arabe algérien. Les poètes du Melhoun sont aussi savants dans leur langue vernaculaire qu’en arabe classique, condition essentielle pour maîtriser la compréhension du texte sacré, puisque les plus illustres de ces poètes sont disciples de confréries religieuses, et même élevés au titre de saints. Benmsaïb et Sidi Lakhdar Ben Khlouf en sont deux parfaits exemples. Cette poésie offre souvent une double lecture : sur un fond de poème lyrique, ou bachique, ou même érotique, sont portées des considérations spirituelles et mystiques. Ces textes sont aujourd’hui interprétés par la majorité des chanteurs de musique chaâbi. Ces mêmes interprètes font entendre la voix des poètes contemporains tel que Mohamed El Badji, rescapé des geôles de la France coloniale où il attendait son exécution suite à sa condamnation à mort. Ce dernier a chanté la liberté, la révolution, l’amour, le désarroi et la déception face au tournant politique qu’avait pris le pays.

 

Ces thèmes ont aussi nourri la poésie écrite en arabe classique, dont la figure de proue est Moufdi Zakaria qui n’est nul autre que l’auteur de l’hymne national Kassaman. Sa parfaite maîtrise de la langue, sa connaissance des recoins et des affinités de celle-ci, sa sensibilité et sa maturité poétique, se déploient dans son œuvre magistrale L’Iliade algérienne. Le poète, à travers ce long texte, rend hommage à la mémoire d’un peuple millénaire, et montre comment l’Histoire traverse le temps et arrive aux présentes générations avec la constance de la légende et du mythe.

 

Cette présence séculaire, c’est sûrement Jean El-Mouhoub Amrouche qui la traduit le mieux. Il est le premier auteur et poète algérien d’expression française. Une famille de poètes qui écrivent dans cette langue ne tarde pas à naître avant même la révolution de 1954. Kateb Yacine, encore jeune mais au verbe fulgurant, embrasse dès la première heure la cause révolutionnaire et échappe miraculeusement aux massacres des manifestants algériens en mai 1945. La révolution, mais aussi l’amour, enflamment sa fougue poétique. À la même époque, plusieurs autres poètes ayant connu l’emprisonnement, la torture et l’exil, ont commencé à publier. Il s’agit de Bachir Hadj Ali, Anna Gréki, Jean Sénac, Djamal Amrani, Malek Haddad, Mohammed Dib, pour ne nommer que ceux-là. Ils se sont tous nourris à la source de la révolution algérienne, à quelques exceptions près. Certains, tels que Kateb et Dib, se permettaient des éloignements de la réalité sociale pour des considérations purement esthétiques et oniriques.

 

BIEN QU’ILS SOIENT REDEVABLES À CEUX QUI LES ONT PRÉCÉDÉS, CHACUN D’ENTRE EUX AFFIRME SON PARCOURS INDIVIDUEL EN AJOUTANT UNE EMPREINTE BIEN PERSONNELLE À LA POÉSIE CONTEMPORAINE.

 

Une tradition poétique est née, et se perpétue par les poètes nés autour des années 1940, notamment Malek Alloula et Nabile Farès. Ces derniers ont vécu la guerre de libération (1954-1962) et l’indépendance. Leur poésie porte donc les questionnements d’une société en transition, avec son héroïsme et ses blessures, son idéal et ses contradictions. Pour reprendre les observations de Tahar Djaout, il serait difficile de classer ces poètes selon leur génération. Si l’originalité des seconds se trouve dans leur vision nouvelle de la réalité sociale et politique, ils partagent également leurs questionnements avec les premiers poètes qui vivent et écrivent encore. Cela s’applique aussi aux poètes qui feront entendre leur voix plus tard, comme Hamid Tibouchi, Abdelmadjid Kaouah, Hamid Nacer-Khodja. Bien qu’ils soient redevables à ceux qui les ont précédés, chacun d’entre eux affirme son parcours individuel en ajoutant une empreinte bien personnelle à la poésie contemporaine.

 

Chez les poètes contemporains qui publient depuis les années 1990, l’influence et la présence des « ancêtres » sont bien visibles. Il en est de même des questionnements les plus anciens : de la justice sociale, de la liberté, des représentations des langues, etc. Le rebondissement de ces questionnements, et l’insistance des poètes sur ces thématiques, sont sans doute la conséquence de l’extrême violence des années 90 : des poètes tués, des libertés violées, un peuple terrassé par la haine et par le sang. Ce sont donc des cris anciens, ceux des poètes de la première heure, ces « ancêtres [qui] redoublent de férocité » pour reprendre Kateb, à qui ceux d’aujourd’hui font écho. Il n’est pas improbable de voir dans la poésie de Yamilé Ghebalou des clins d’œil à celle de Mohammed Dib, d’établir des rapprochements entre Jean Sénac et Samira Negrouche, comme entre Matoub Lounès et El-Mahdi Acherchour ou encore entre Amine Aït Hadi et Kateb Yacine.

 

Pour conclure, il ne s’agit pas là d’une génération de poètes désabusés, se recroquevillant dans le confort d’un héritage reconnu, ou se complaisant dans une douleur séculaire. Ce sont au contraire des poètes émancipés, en continuelle quête de liberté, d’originalité et de découverte de soi et de l’autre. Il s’agit, dit Samira Negrouche dans sa préface à l’anthologie Quand l’amandier refleurira, d’une « généalogie algérienne ouverte et libérée […] née loin des complexes et des fantasmes ». C’est dire que la poésie algérienne s’actualise par la greffe d’éléments nouveaux (esthétiques, thématiques) sur un corps déjà existant et toujours présent. C’est bien cela qui fait son authenticité, en dépit de sa langue ou de son époque.

 

par MOHAMED MAHIOUT

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