Capo 372 Posted January 27, 2021 Partager Posted January 27, 2021 Comme nous l’avons déjà annoncé, Algérie54 publie la deuxième partie de l’entretien réalisé avec le docteur Miloud Chennoufi professeur de relations internationales et directeur des études supérieures au Collège des Forces Canadiennes (Toronto).Cette fois-ci, il a été question uniquement des mutations politiques que connaît l’Algérie. Algérie54:Le Hirak béni du 22 février 2019, a tenu en haleine non seulement les Algériens mais aussi la communauté internationale, barrant la route à un 5ème mandat d’un président malade, pensez-vous que ce Hirak avait atteint ses objectifs ? Dr. Miloud Chennoufi :Je crois que nous avons suffisamment de recul maintenant pour envisager le hirak au pluriel. Celui qui s’étend du 22 février à la démission de Bouteflika est différent de celui s’est poursuivi ensuite jusqu’à la présidentielle, qui doit être distingué de celui qui lui a succédé jusqu’à la pandémie. L’expression « révolution du sourie » ne s’applique à juste titre qu’au premier. L’opposition populaire au cinquième mandat s’est effectuée dans la joie de la non-violence. L’objectif était précis et la stratégie s’est vite cristallisée dans une efficacité remarquable. Il fallait gagner l’armée à la cause. Le fameux slogan « El Djeich El Chaab Khawa khawa » n’exprimait rien d’autre que cette stratégie. Mais comment y parvenir? Comment amener une institution centrale, si ce n’est la plus centrale, dans l’édifice étatique algérien à se retourner contre la figure représentant une autre institution, tout aussi centrale, comme la présidence de la république. Les gens comprenaient qu’une intervention de l’armée pour sauver le cinquième mandat aurait mis un terme au mouvement populaire au prix d’un bain de sang. Mais par son caractère massif, transgénérationnel, traversant toutes les couches de la société, par son caractère non-violent et non-partisan, le mouvement populaire a privé de tout argument ceux qui, à partir de la présidence, dominaient l’ensemble du système au nom d’un président malade, et espéraient pouvoir orienter l’état-major en fonction de leur maintien au pouvoir, donc en faveur du cinquième mandat. Leur espoir tenait en vérité à un fil : la loyauté du chef d’état-major au président qui l’a nommé. Or là réside l’une des nombreuses erreurs commises dans la panique par les gens de la présidence. Certes le chef d’état-major de l’époque n’avait jusqu’alors jamais manqué de loyauté à l’égard du président. Mais cette loyauté n’aurait jamais dû être comprise en dehors d’un mécanisme relevant de la raison d’état qui a régi les rapports de l’armée à la présidence depuis très longtemps. Selon ce mécanisme, la présidence détient un pouvoir presque sans limite; elle peut orienter le pays selon ses préférences; elle peut même restructurer les forces armées, comme cela s’est produit plusieurs fois. Voilà pourquoi, par exemple, les présidents Chadli puis Bouteflika ont pu imposer leur volonté au sommet de l’Etat. Ceci, tant et aussi longtemps que la stabilité et la continuité de l’Etat n’est pas en jeu. Autrement dit, tant et aussi longtemps que la raison d’Etat ne venait pas imposer sa logique dans le processus de décision. Or c’est mue par cet élément de la raison d’état que l’armée est directement intervenue dans les affaires politiques du pays dans le passé, comme elle est intervenu contre la présidence en 2019. Le cinquième mandat ne posait pas de problème tant et aussi longtemps que la présidence pouvait raisonnablement soutenir qu’elle maintenait la situation sous contrôle, qu’imposer sa volonté au Algérien(ne)s allait se faire sans troubles. Les calculs de la présidence étaient que l’apathie supposée des Algérien(ne)s, pour ne pas avoir bougé lors du printemps arabe et pour avoir plus ou moins admis le troisième et le quatrième mandat, le tout associé à la corruption de la classe politique de tous les bords, allait empêcher toute résistance au cinquième. Un calcul machiavélique primaire, qui s’est avéré désastreux. Aucun plan de contingence n’était prêt, si bien que la seule solution avait été de se tourner vers l’armée. Or, et c’est là l’erreur, l’état-major se trouvait dans une situation déterminée de part en part avec la raison d’état du moment que la présidence avait définitivement perdu le contrôle de la rue. La raison d’état dictait qu’entre la loyauté à une personne et la préservation de l’état et de la stabilité, le choix ne se posait même pas. Et la raison d’état a fait basculer l’état-major en faveur du mouvement populaire parce que ce dernier a compris que la non-violence n’était pas seulement un choix moral, mais aussi un choix stratégique d’une efficacité redoutable. Algérie54: Près de deux ans après, le Hirak s’essouffle, et son détournement par certaines forces liées à des agendas étrangers, est plus visible, qu’en dites-vous ? Dr.Miloud Chennoufi :Si j’ai tant insisté sur la raison d’Etat, c’est aussi pour pouvoir affirmer maintenant que c’est précisément cet élément que les forces qui se sont greffées au mouvement populaire n’ont jamais compris. Je dis « les forces qui se sont greffées au mouvement populaire » parce qu’il est nécessaire de distinguer le mouvement populaire de la première heure, des différents groupes, partis politiques, associations, personnalités, qui ont un temps avancé masqués en son sein avec l’espoir de l’orienter vers une voie sans issue. Leur calcul était que le rejet de tout retour à la normale dans le cadre de la constitution et le maintien de la pression de la rue dans laquelle, à partir de l’été 2019, la colère a pris le dessus sur le sourire et la joie, allaient suffire pour imposer une solution extraconstitutionnelle. Ils avaient le choix de saisir la démission du président pour s’engager dans le seul processus qui a permis partout ailleurs dans le monde d’initier un processus de démocratisation. Bien entendu, les réserves quant à l’honnêteté éventuelle des élections étaient tout-à-fait légitimes eu égard aux précédents de fraude. Il fallait donc agir en ce sens, faire des propositions concrètes pour que les élections soient honnêtes et acceptées par tout le monde, ou frauduleuses et donc à rejeter. Il fallait aussi se structurer et s’organiser de sorte à contrôler les élections et y participer. Toutes les expériences de démocratisations réussies ont procédé de la sorte. Il n’existe tout simplement pas d’autre mandat légitime en démocratie que le mandat électoral. Au lieu de cela, des hommes et des femmes que personne n’a élu, ont prétendu qu’une autre voie existait : que le pouvoir leur soit remis et que ce soit eux et elles qui gèrent une période de transition. Il n’y avait absolument aucun consensus sur ces personnalités de la transition, aucun consensus sur le contenu de la transition et sa durée. Le problème de représentativité des personnalités en question était d’autant plus sérieux qu’on ne pouvait le régler que par des élections, donc par des structures organisées et par des programmes clairs, ce qui ramenait le tout au point de départ, les élections. Or les gens qui voulait s’emparer du pouvoir ne voulaient pas en entendre parler. En agissant de la sorte, et encore une fois contre les enseignements de toutes les expériences de démocratisation réussies, ceux qui n’ont pas compris l’effet de la raison d’état qui a causé la chute de la présidence Bouteflika par le basculement de l’armée du côté du mouvement populaire, ne pouvaient tout simplement pas comprendre qu’ils faisaient jouer cette même raison d’état contre eux. En toute rigueur, la logique de la préservation de l’état militait contre la remise de la destinée du pays entre les mains d’un groupe de personnes que personne n’avait mandaté, qui ne faisaient preuve d’un sens élevé de la responsabilité, qui ne s’entendaient sur rien sauf sur leur désir commun d’arriver au pouvoir, n’avaient pas de structure organisée, et aucune vision, et plus que tout tentaient de réhabiliter les assassins des années 90. La suite a été une fuite en avant, avec à chaque fois, un surcroît de surenchère. Algérie54:C’est-à-dire? Dr.Miloud Chennoufi:Eh bien, substituer une logique insurrectionnelle non-violente de la confrontation à la logique symbiotique unissant volonté populaire de changement et préservation de l’état, ou si vous préférer la logique symbiotique de la démocratisation et de la raison d’état. Le vide constitutionnel était recherché coûte que coûte en suscitant un face-à-face entre l’armée et la population puisque l’armée devenait de fait le décideur de dernière instance. Avec beaucoup de naïveté (et la naïveté en politique signifie ignorer la nature réelle rapports de forces), les forces qui se sont greffées au mouvement populaire ont cru pouvoir arracher le pouvoir. Exactement la même naïveté des forces qui, dans les années 90, ont cru pouvoir arracher le pouvoir en s’appuyant sur la violence islamiste. Et c’est exactement par cette naïveté politique qu’à l’époque comme aujourd’hui, on a tenté de réduire l’armée à une personne, le chef d’état-major. Or tout observateur attentif et honnête est capable de comprendre une donnée structurelle fondamentale de l’armée algérienne. J’en parle en analyste qui n’est lié à elle de quelque manière que ce soit : l’armée algérienne, c’est un fait, n’est pas le prolongement des hommes qui la dirige; bien au contraire, le prestige et la puissance des hommes qui la dirigent ne leur sont conférés que dans la mesure où ils sont les prolongements momentanés de l’institution. Voilà pourquoi j’insiste pour dire que les décisions de l’armée, quelle que soit l’influence des individus, doivent être comprises d’abord et avant tout à travers cette vieille grille d’analyse qu’est la raison d’Etat, c’est-à-dire une raison qui, fondamentalement, transcende les individus. Si ce que je dis là peut être crédité de quelque pertinence, il devient possible de comprendre l’erreur qui accompagne les appels pas très subtiles à la rébellion au sein de l’armée à la fin de l’été et au début de l’automne 2019, et qu’on continue d’entendre encore aujourd’hui, principalement dans la diaspora. C’est en ce sens que j’ai parlé de fuite en avant et de surenchère. Il faut bien comprendre que l’irresponsabilité des appels à la rébellion au sein de l’armée ne relève pas uniquement de la morale. Car même si les conséquences désastreuses d’une rébellion sont moralement condamnables, ces appels sont par ailleurs irresponsables d’un point de vue strictement stratégique; la stratégie étant l’art de déterminer les moyens en vue d’une fin. La responsabilité du point de vue stratégique est de toujours choisir les moyens qui correspondent le plus et le mieux à la réalité. Et la réalité de l’armée algérienne est qu’elle répond à une logique institutionnelle qui rend tout simplement fantaisiste l’idée d’un coup d’état interne, répondant à des appels émanant d’acteurs politiques à qui on ne reconnait encore aucune compétence, et encore plus fantaisiste l’idée hypothétique que les officiers rebelles accepteraient ensuite de remettre le pouvoir à des personnes qui n’ont pas d’autre mérite que celui d’être autoproclamés les représentants du mouvement populaire. Algérie54: Donc, d’après vous, aller aux élections est la solution légitime et efficace? Dr.Miloud Chennoufi:Les choses sont plus complexes. Je crois que la même raison d’Etat qui a poussé l’armée à se dresser contre la présidence, l’a poussé à rejeter l’alternative irréaliste, et franchement illégitime, des forces qui se sont greffées au mouvement populaire. Je ne crois sincèrement pas que l’objectif derrière les élections du 12 Décembre soit la démocratie, mais un retour à la stabilité constitutionnelle dans laquelle le pouvoir exécutif revient à la présidence et non pas à l’armée. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, mais c’est très loin d’être suffisant. Car la démocratisation n’est plus uniquement un choix, mais un impératif. Nous n’y sommes pas encore. La démocratisation exige une vision ; ni le pouvoir ni l’opposition ne semblent en posséder une. D’où l’impasse. Tout ce que nous voyons pour le moment se résume de part et d’autre à des pratiques anti-démocratiques. D’une part, des acteurs de l’opposition déterminés à sombrer dans l’irresponsabilité de l’accaparement du pouvoir sans élections, tout en accueillant dans leurs rangs des forces islamistes qui n’ont jamais caché leur objectifs anti-démocratiques, que ce soit par un discours radical et violent dans le passé, ou à travers le discours fait aujourd’hui de circonlocutions rhétoriques. D’autre part, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir afin de faire taire des voix de l’opposition. Ma conviction la plus profonde est que la parole qui exprime les opinions les plus discutables de l’opposition, principalement la dérive insurrectionnelle non-violente, ne doit en aucun cas conduire quelqu’un devant un juge, encore moins derrière les barreaux d’une prison. Je continue de croire que toutes ces questions peuvent et doivent être discutées, fermement mais uniquement à travers des arguments rationnels s’appuyant sur des faits dans un espace public libre, le tout selon les exigences de l’éthique de la discussion. Laquelle éthique de la discussion représente à mes yeux le progrès le plus remarquable de la pensée éthique contemporaine. Et si je devais m’aventurer sur le terrain de la vision qu’il appartient à tout le monde de développer, je dirais ceci. D’un point de vue normatif, l’Algérie doit engager collectivement une réflexion et une action sur trois chantiers interconnectés : le rapport du militaire au politique; le rapport du religieux au politique; et le rapport de l’identitaire au politique. Ces trois chantiers constituent une réalité moléculaire solidaire, à un point tel que toute changement dans l’un des trois sans changement dans les deux autres peut avoir des conséquences désastreuses sur le tout. Le premier chantier consiste à établir ou à consolider l’autorité d’un gouvernement civil démocratiquement élu sur les forces armées. C’est précisément sous ce chapitre normatif que s’est glissé le fameux slogan « Madania machi askaria. » Un esprit ingénu n’y verrait que la conformité d’un slogan ou d’une revendication à une exigence démocratique. Et pourtant, les points à discuter à ce propos sont bien nombreux. Je me contenterai d’un seul. Le caractère civil de l’Etat ne signifie absolument pas la même chose selon les inclinaisons idéologiques des uns et des autres. L’Etat civil dans les circonlocutions rhétoriques des islamistes est strictement réduit à la neutralisation politique de l’armée. Cette stratégie a permis aux islamistes turcs de s’emparer de l’Etat et de se retourner contre les démocrates et des libéraux qui leur ont servi d’idiots utiles pour n’avoir jamais questionné la stratégie rhétorique islamiste. Les prisons turques sont pleines de ceux-là même qui ont vu dans les islamistes une alternative démocratique aux système précédent qui était dominé par l’armée. Les Frères Musulmans égyptiens, avec beaucoup moins de subtilité et dans une précipitation absolument déconcertante de naïveté ont tenté de réaliser le même objectif en utilisant la même stratégie. En Algérie, le forces qui se sont greffées sur le mouvement populaire sont dans un déni total ou dans la rationalisation peu convaincante à propos des islamistes avec lesquels ils forment un bloc. Voilà pourquoi le rapport du militaire et du politique ne peut en aucun cas être dissocié du second chantier, celui du rapport du politique au religieux. Ni dans l’un ni dans l’autre chantier les travaux ne peuvent cependant s’accomplir dans l’exclusion. Concernant les islamistes, l’idée n’est pas du tout de les exclure ou de prêcher pour une laïcité jacobine et intolérante à la française. La non-politisation de la religion n’exige pas des islamistes de disparaître mais de développer dans leur paradigme doctrinaire une conception de la souveraineté politique qui ne signifie pas, comme elle signifie aujourd’hui dans leurs esprits, le droit de vie et de mort sur les citoyens. Qu’ils se réconcilient surtout avec l’idée que la diversité idéologique et la diversité des modes de vie et de la religiosité dans la société algérienne est un fait perpétuel ; elle n’est pas quelque chose qu’ils ont le droit de chercher à liquider par la violence physique et par la violence des lois une fois au pouvoir. Mais cette révision les islamistes ne l’accompliront jamais s’ils parviennent à compter sur la crédulité des libéraux. Les révolutionnaires non-islamistes iraniens l’ont payé très cher; ne l’oublions pas. Enfin, le chantier identitaire m’amène à dire la même chose, cette fois-ci non pas sur la politisation de la religion mais sur la politisation de l’identité dont la forme la plus destructrice, le séparatisme, n’est pas la seule manifestation. Là non plus, sans exclusion. La diversité identitaire est une richesse lorsqu’elle est reconnue, promue, et gérée rationnellement. Elle n’est pas moins un fait perpétuel que la diversité de la religiosité des Algérien-nes. Or nous faisons face à une nouvelle forme de fondamentalisme identitaire qui, au nom du recouvrement ou de l’affirmation d’une composante identitaire parmi les nombreuses composantes que compte la société algérienne, on en vient à en faire une arme politique pour exclure toutes les autres composantes. Voire, à créer de l’uniformité dans l’identité amazigh qui est fondamentalement plurielle. Les fondamentalistes de l’identité, pas plus que les fondamentalistes religieux, ne procéderont à un examen de leur cadre doctrinaire que s’ils n’obtiennent pas un chèque en blanc au nom de la démocratie. Voilà pourquoi j’insiste encore une fois sur la nécessité d’un débat ouvert, rationnel, appuyé sur des faits, qui n’empêche en rien la fermeté des propos, et qui soit résolument orienté vers l’inclusion. Entretien réalisé par Mehdi Messaoudi Notice biographique : Dr. Miloud Chennoufi est professeur de relations internationales et directeur des études supérieures au Collège des Forces Canadiennes (Toronto). Il est senior fellow à l’École des affaires publiques et internationales (Université York) où il enseigne la diplomatie et les théories des relations internationales. Il est par ailleurs chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand d’études diplomatiques et stratégiques (Université du Québec à Montréal). Durant les années 90, il était journaliste dans la presse indépendante algérienne, notamment à El-Khabar, au Soir d’Algérie, et à La Tribune. Citer Link to post Share on other sites
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