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Quand les femmes dévoilent le Hirak


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Quand les femmes dévoilent le Hirak

Une manifestante généreusement sanglée dans son jean-blouson et casquette façon militaire sur la tête fait la circulation, elle n'a pas plus de 25 ans, pendant que des centaines de robocops en bleu restent sagement rangés contre les murs.
“Poussez-vous, poussez- vous, baâdou, baâdou” et pendant qu'elle nous repousse d'une main, de l'autre elle ouvre le chemin aux voitures pour qu'elles puissent passer de la Grande-poste à l'avenue Pasteur, que nous occupons pour célébrer ce 8 mars, la journée internationale pour les droits des femmes. Ce qu'ils font en abusant de leurs klaxons, tuuuuut, c'est “la fête des femmes”, croient-ils, chômée et payée.

Bonnes filles, mes voisines leur renvoient des youyous dignes de la bataille d'Alger auxquels leur répondent de bon cœur les autres femmes par le désormais célèbre mot d'ordre sans lequel une manifestation ne serait plus une manifestation mais “une trahison” : “Echaâb yourid el istiqlal”, “pour un état civil et pas militaire”. Mes voisines arrivent de la Pointe-Pescade, elles sont entre amies, en mères et en filles. De très jeunes filles, elles portent des masques noirs ce qui met en valeur les couleurs tendres de leur jeunesse.
“Dis-moi, dis-je à la fille de 16 ans, épaule contre épaule, aujourd'hui c'est le 8 mars, ne sommes nous pas censées manifester pour les droits des femmes ?”
“ Le 8 mars ce n'est pas mon affaire, machi chorli, je suis venu pour libérer le peuple” me dit-elle avec une sévè re assurance, devant une telle ambition mes “droits des femmes” s'écrasent comme des désirs coupables.
“Oui c'est le 8 mars, mais ici c'est le hirak, le hirak féminin”, se mêle sa mère.
“Et les droits des femmes dans le Hirak ?” j'insiste mollement, “On les dégage d'abord, après c'est facile, ambaâd sahla”, me dit-elle, comme on met fin à une question idiote, et toutes les deux de retourner à leur “affaire” : “Echaâb yourid el istiqlal”.

Marchons. Au cœur d'Alger, nous suivons le chemin du Hirak : une boucle de la Grande-Poste à l'Avenue Pasteur puis on tourne sur la rue qui longe l'Université d'Alger, la rue du 19 mai 56, en hommage aux étudiants qui quittèrent l'université pour rejoindre les maquis à l'appel du FLN, qui tombe, perpendiculaire, face au restaurant La Brass'.
L'itinéraire est court, compact, nous sommes quelques milliers méthodiquement canalisées par les forces de police, nombreuses, très nombreuses, accompagnées de leurs multitudes de camions. Les en bleu, c'est pour transporter les robocops qui les utilisent un peu comme des placards ambulants, ils les ouvrent et ils les ferment pour aller chercher de l'eau ou recharger leurs téléphones, parfois pour s'asseoir, fatigués, et ceux en blanc ressemblent à des bus d'excursion, avec rideaux pour filtrer le soleil, et c'est à peine si on peut lire sur l'un d'entre eux, à l'envers et à la hâte, “chorta”, c'est pour embarquer les manifestants. Ils remplacent depuis peu les vilaines “galoufa” avec leur grillage usé, dans la panoplie de la surveillance généralisée.

Arrivées au début de la Rue du 19 mai 56, les robocops se redressent et font barrage de leurs corps soudés, au cas où il viendrait à notre procession l'envie de pousser le champ de l'espace public jusqu'au tunnel des facultés, désormais fermé aux manifestations.
Soit, nous prendrons donc la rue autorisée, non sans leur faire savoir ce que les manifestantes pensent de leurs méthodes : “dawla irhabiya, Etat terroriste”, crie à tue-tête et sous le nez des policiers une petite fille qui fait à peine la taille de leurs bottes. Les mères reprennent en force : “Dawla madaniya, machi aâskariya” et un jeune garçon en rajoute une couche : “vous avez vendu le pays pour zoudj mlayen, deux millions” repris par les voix des femmes.

Notre nombre est honorable, nous sommes bien quelques milliers, l'âge moyen est plutôt mur, des mères beaucoup qui ne craignent pas d'être là comme leurs fils, et de reprendre les rythmes et le groove des stades, “olé ola, nous ne sommes pas venues faire la fête, nous sommes venues pour vous faire déménager.”

C''est le jour des femmes, mais les hommes sont là, nombreux, le 8 mars n'est qu'un jour de Hirak comme un autre.
Ah, les hommes. Ils sont là, faussement discrets en militants organisés et quand la foi retombe, de leurs voix graves de jeunes garçons de ci de là, perdus dans la foule, alimentent la ferveur. Et pour qu'il n'y ait aucune ambiguité quant à leur appartenance, leurs voix aiment à se faire entendre dans la passion pour rappeler à la police : “El magharibiya qanet chaâb”, “le canal du peuple” en l'honneur de la télévision satellitaire des islamistes de Rashad qui renvoie toutes les autres télévisions à l'infamant : “qanet zigou”, télés poubelles. Officiellement interdite en Algérie, El Magharibiya s'est trouvée une vocation, au fil des marches elle est devenue la chaîne de télévision entièrement dédiée au Hirak, matin et soir et en boucle, et elle renvoie la politesse au peuple en transformant ce slogan en bande annonce à la mesure de son ambition politique : incarner “le peuple”.
“En Algérie, expliquent ses animateurs devenus des stars, ils n'y a plus d'idéologie, il n'y a plus ni nord, ni sud, ni est, ni ouest, il n'y a plus de kabyle, ni d'arabe, il n'y a plus ni homme, ni femme.”
Il ne reste qu'un “peuple” uni contre “une poignée de généraux”, “un état terroriste” et des moukhabarates “Abla”, comme on dévirilise “Antar”, du nom d'origine de cette caserne des renseignements de Ben Aknoun célèbre pour ses méthodes terrifiantes pour obtenir des aveux et transformer un homme en pantin de sang. Antar, le beau cavalier de la légende fou amoureux de Abla est ainsi débaptisé par son pendant féminin parce que, quand même pour Amir Dz : “lizhomes” ne sont pas des femmes.
Je marche, je souris en mon for intérieur de cette leçon de choses: les islamistes sont forts, ils sont même capable de piquer le 8 mars aux féministes, ce seul jour de la solitude des femmes face aux hommes.
Et, puisque nous parlons d'elles, en voilà deux, deux copines féministes nouvelle génération, elles remontent en sens inverse la rue du 19 mai 56. On se serre comme trois orphelines : “Ca va, dis-je ? mais vous êtes où ? qu'est-ce qui s'est passé ?” Dihya est calme et pâle comme quand on est encore sous le choc de l'imprévu, et elle déplie pour moi ce que j'ai raté.
“Au début, dit-elle, tout s'est bien passé, on était à la Place Audin et on allait s'engager sur la Rue Didouche et comme je tenais le mégaphone, j'avais le dos tourné à la foule et je ne voyais pas ce qui se passait derrière moi, je criais nos slogans habituels, “moussawate, moussawete, bine el khawa wel khawet, égalité entre les frères et les sœurs...”
Pendant que derrière elles, interrompt Ludmila, “il y avait des femmes et elles se sont mises à crier dégage, dégage, une vieille, elle était très méchante, a dit à Sarah dégage, sinon je vais te tirer les cheveux, alors j'ai essayé de discuter avec elle, mais rien à faire, et je crois même qu'elles ont arraché la banderole de Mme Chitour parce qu'elle était toute déchirée.” Mme Chitour, sur la planète féministe algérienne, est une femme respectée de tous, une aînée en combat, une trace de la longue histoire de cette naissance d'un mouvement de femmes, endocrinologue, dans les années 90 elle s'était même rendue célèbre pour avoir tenté de sauver un de ses jeunes infirmiers soupçonné “de terrorisme” par la police, au risque de la prison.
Les femmes ont-elles une histoire? Elles oublient de l'écrire, épuisées, de marche en marche.
Alors, concluent mes copines, mes petites sœurs, qui d'habitude m'exaspèrent avec leur enfermement dans leur obsession du code de la famille, leur cécité aux autres femmes du peuple, leur discours de victimisation aveugle aux bouleversements et qui, ici et en la circonstance, me sont si proches, “ on a rangé nos affaires, on ne voulait pas d'affrontements, on était mal organisées et peu nombreuses comme d'habitude...”
Nous sommes interrompues par la houle de la foule, des cris “ooooooow, ooooow”, un autre affrontement, plus classique, plus médiatiquement correct : l'affrontement entre “le peuple” et les forces de police que tous les médias vont s'empresser de rendre visible, en gros plan, et qui feront le tour du monde.
L'image sera celles de femmes pacifiques qui tentent de forcer la barrière de robocops, boucliers aux poings et sans bâtons, qui les empêchent de remonter vers la rue Didouche. “Vous ne nous faites pas peur”, disent-elles dans un face à face, une proximité courageuse. Certaines, peu au fait des nouvelles règles du jeu, tentent le khawa/khawa, selmiya/ selmiya, la fraternité et le pacifisme, elles invitent même les femmes au premier rang à s'asseoir par terre pour désamorcer la violence. Elles sont très vite rappelées à l'ordre par un jeune garçon furieux qui se tenait en bordure, en sentinelle, qui se fraye un chemin et leur demande de se lever, ce qu'elles font pendant que le jeune homme se retire discrètement du centre de l'image. De la foule, des voix s'élèvent pour redonner le la, le nouveau slogan : “ el moukhabarate irhabiya, taskout el mafia aâskariya”, les renseignement terroristes, que tombe la mafia militaire”.

Ici, “je serai claire” comme dirait la romancière Sarah Haïdar, on aurait tort de penser que ces femmes sont des marionnettes, ce sont des femmes politisées, organisées, qui engagent leur responsabilité au service de leurs convictions - parmi elles il y des syndicalistes autonomes reconnaissables à cette étrange tablier sans manche comme si elle venait de sortir de leur établi aux couleurs du SNAPAP (sauf erreur) blanc et violet sur le dos duquel est écrit “système dégage”- des convictions qu'elles se sont forgées comme vous et moi en se servant de ce qu'il y avait de disponible comme armes et qui, de toutes leurs âmes, depuis leur propre détresse et celle de leurs enfants, veulent que le monde change, en colère grave : “pour qui se prennent-ils, me dira l'une d'entre elles, ils menacent de nous enlever la nationalité comme on retire une carte grise.”
Et, j'ajouterai que la présence des islamistes n'est pas pour moi une surprise, et que je n'appellerai ni la police, ni l'armée pour les faire taire, ils sont de mon histoire, contemporains incontournables, mais qu'en revanche je ne participerai pas à ce récit mystificateur d'un Hirak uni et solidaire autour duquel se sont associés bien des forces politiques, médias y compris, qui se réclament de la démocratie. Une alliance douteuse, non pas parce qu'ils sont alliés, c'est leur droit politique mais parce qu'ils participent du mensonge et de l'ombre, en faisant croire que dans le Hirak, en son sein il ne se passe rien. Lisse comme un cygne blanc face à des forces noires, et que l'ombre ne serait que celle “du pouvoir assassin” derrière “sa façade civile” alors que toutes ces forces lui empruntent ses méthodes en se cachant derrière la façade “du peuple”, participant du même mépris, du même mensonge, de cette détestable infantilisation interdisant "au peuple" de savoir qui lui parle.
On retiendra de ce 8 mars que ces forces obscures et absentes ont interdit à une poignée de féministes de s'exprimer, oublieux qu'ils leur doivent d'avoir appris d'elles que les femmes pouvaient aussi faire de la politique en défilant dans la rue et pas seulement dans leur ombre.
Le Mouvement populaire du 22 février a été un terrible révélateur du secret de la pérennité de la dictature à l'algérienne.

Impassibles, les jeunes policiers résistent, repoussent les manifestantes et manifestants pendant que derrière eux, leurs chefs les galvanisent, leur interdisent de céder, les aidant de leurs poings sur leur côtes. C'est ce moment où l'on retient son souffle, un rien, un faux geste, et tout peut dégénérer. Ce face à face tendu ne dure pas plus d'un quart d'heure, finalement c'est la police qui l'emporte presque sans violence, si ce n'est ce dressement des corps, des enfants pleurent terrifiés, des femmes se sauvent, d'autres s'évanouissent, mais au plus profond le refus de l'affrontement violent est partagé de part en part, plus tard une femme me dira : “on n'a rien contre la police, ils font nos courses avec nous, dans nos marchés, ils sont nos voisins”.
Mais la Comedia del arte peut se bâcler en tragédie, et il y a ici et là bien des forces qui ne cracheraient pas sur quelques bavures graves, histoire de participer à la confusion du monde.
En attendant, force est de constater que dans ce genre d'affrontement, la police est devenue spécialiste de la stratégie de l'entonnoir.
Une barrière de robocops a déjà fermé le côté de l'avenue Pasteur qui mène au Tunnel des Facultés, pendant qu'une autre barrière boucle l'autre accès à gauche qui aboutit sur la Rue Larbi Ben M'hidi, il ne reste plus aux manifestants pour avancer que de prendre la rue en pente du Sergent Addoun Mohamed, ex rue Monge , pour quitter “le centre ville” vers le port et rejoindre sa banlieue. Signifiant ainsi, et sans violence physique quoiqu'on en dise, même si cette manière de manipuler les corps, de les forcer au chemin qu'ils ne souhaitent pas emprunter laisse des traces au plus profond des consciences bien plus difficiles à soigner que la trace des bâtons, dans l'humiliation de cette contrainte insidieuse et quotidienne, fabricante du venin de la peur et de la haine, un couple explosif.
Des femmes contre des femmes, des hommes contre des femmes, des hommes contre des hommes. Une haine palpable qui pourrait se retourner dans ce corps à corps que l'on appelle le fratricide.
Et si ceux qui nous gouvernent pensent que c'est fini, ils se trompent, ce n'est jamais fini.
Sur les trottoirs, des femmes se déchirent politiquement. Une vieille dame leur demande méchamment : “mais qu'est-ce que vous cherchez, vous voulez nous entraîner dans un oued de sang, vous n'en avez pas eu assez ?” Un jeune garçon aux dents cariées et aux cheveux gominés se dresse et s'insurge en hurlant : “Tu es vécu ta vie ya el Hadja, la jeunesse s'est levée et elle va régler cette affaire”. “Laisses la tomber, lui propose le choeur des femmes qui l'entourent, elle est avec eux, elle est des leurs, menhoum”, une autre curieuse interroge naïvement : “mais pourquoi vous ne parlez jamais de la vie devenue si chère, le bidon d'huile est passé à 700 da, nos enfants sont perdus et sans travail, pourquoi vous ne parlez jamais de cette misère ?” Et le choeur de répondre : “On les fait tomber, après c'est facile”. Changer le monde c'est facile, c'est ce que promettent les nouveaux menteurs.
Les premières lumières de la ville s'allument et devant le magasin star de la rue Didouche Mourad, des femmes sont encore dehors à attendre leur tour, elles m'intriguent, chaque fois que je passe devant ce magasin de colifichets qui scintillent, je croise cette même chaîne comme celle des retraités à la poste en plein corona, alors aujourd'hui, 8 mars 2021, je demande : “mais pourquoi vous faites la chaîne ?” et, elles me répondent dans un éclat de rire : “mais parce que leur bijoux sont beaux et qu'ils ne sont pas chers”.

 

Ghania Mouffok

8 mars 2021

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Joli témoignage !

Belle contribution.. 

Il est impossible de jouir de sa liberté dexpression de nos jours.. 

Ou même sa liberté de conscience.. 

Etre démocrate n'est pas de tout repos.. 

Même l’événement de la journée du 8 Mars a été détoruné.. 

Tous les moyens sont bons pour voler la vedette.. et dérober un instant de fausse gloire !

Sacrés islamistes !

Le ministère de la Defense est à deux pas d'Audin.. mais ils s'y aventurent jamais !

Mais pour coller aux citoyens paisibles.. sont toujours là (Rires).

 

Bref.. 

Cette femme aurait été égorgée.. il y a deux décennies en arrière !

Mourad Dhina n'en aurait fait qu'une bouchée.. 

 

Et enfin..

Je le disais pas plus tard qu'hier.. 

La femme algérienne est un os !

Beaucoup de surprises en vue.. lol

Quand "les autres" feront encore le trottoir, elle, elle sera au parlement !

 

Mdrr..

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merci Capo d'avoir relayé l'article de Ghania Mouffok, une des rares journalistes qui a pu traverser elle aussi,  les années noires et rouge sans se compromettre avec les génocidaires de 1992 ,  à l'image de son collègue Abed Charef

peuvent ils faire face à un océan de vendeurs de slogans creux d'un Hirak bis qui n'a plus de queue ni tête .?  la guerre est en tous cas (re) lancée

et au grand malheur ça tombe au plus mal  pour la société dz ( un hasard ? surement pas ) avec le chamboulement géopolitique complet dans la région, et le va t'en guerre à Washington de Biden

le Maroc, historiquement s'est toujours "gréffé des ailes" quand il voit son voisin de l"Est en difficultés pour l'enfoncer et  tenter de prendre de l'avantage, la honte de son deal avec Israel n'a d' autre raison que d'essayer de jouer aux alliances futures, 

mais ils ne gagneront pas leur pari.

l'Algérie a toujours eu de la BARAKA, meme Ait Ahmed qui était furieusement en guerre contre Alger, s'est retourné immediatement contre l'envahisseur marocain ( 1963 )

al hamdoullah, le FFS reste fidéle au combat.

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Officiellement interdite en Algérie, El Magharibiya s'est trouvée une vocation, au fil des marches elle est devenue la chaîne de télévision entièrement dédiée au Hirak, matin et soir et en boucle, et elle renvoie la politesse au peuple en transformant ce slogan en bande annonce à la mesure de son ambition politique : incarner “le peuple”.

Entre Al-magharibia qui consacre entièrement ses antennes au Hirak et toutes les autres chaines qui ne prononcent pas un mot sur le Hirak, je pense qu'il faudrait trouver un juste milieu. Almagharibia profite du vide laissé par les autres tout simplement.

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