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Mathieu Rigouste*, sociologue : «Les revendications algériennes autour du volet reconnaissance mémorielle ou des réparations matérielles semblent très légitimes»


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 REPORTERS
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9 mai 2021
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Entretien réalisé par Sofiane Baroudi
Reporters : Vous avez publié plusieurs livres, je citerai «l’Ennemi intérieur, la Domination policière» et le dernier paru aux éditions Premier matin de Novembre : «Un Seul héros le peuple», autour des manifestations de décembre 1960 en Algérie que tu as accompagné d’un film documentaire. Tu concentres ton travail sur le capitalisme sécuritaire et tu analyses précisément les techniques de répression, de contre-insurrection et de contrôle, l’industrie carcérale… utilisées par le système capitaliste dans sa version sécuritaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect de votre travail ? Pouvez-vous également nous parler de vos travaux, notamment sur les manifestations du 11 Décembre 1960 ?
Mathieu Rigouste :
 Je fais de la recherche indépendante en sciences sociales en participant aux luttes sociales. En tant que militant, je mène des enquêtes critiques depuis le mouvement social et j’essaie de documenter les savoirs populaires développés au diapason des combats historiques pour la libération et l’émancipation. Je me concentre sur l’analyse du système capitaliste à l’ère sécuritaire, j’étudie les systèmes de contrôle, les appareils de répression et de domination policière et carcérale. Par exemple, j’étudie l’action de la police française dans les quartiers populaires et l’action de l’impérialisme français (militaire, économique) et d’autres impérialismes en Afrique et ailleurs dans le monde. L’idée globale de mon action est de pouvoir cartographier les schémas d’action des dominants pour pouvoir les ruser, les paralyser, les saboter, pour participer à renforcer nos moyens de résistance au contrôle et à la répression, pour se défaire du système de domination et cheminer collectivement vers de vraies libérations. Un des fils rouges de mon travail est ce qu’on appelle la contre-insurrection. La doctrine moderne française de contre-insurrection a été conçue par l’armée française dans les guerres contre-révolutionnaires en Indochine et au Maroc, puis elle a été industrialisée en Algérie. Ladite «Bataille d’Alger» est restée la vitrine de l’application de cette technologie de pouvoir en ville. C’est dans cette perspective que je me suis intéressé aux manifestations du 11 Décembre 1960 qui sont en fait trois semaines de soulèvement généralisé qui ont ébranlé les rapports de force en place trois ans après la «Bataille d’Alger», à l’issue de laquelle l’armée française prétendait avoir «annihilé» l’action révolutionnaire algérienne. C’est dans ce climat qu’on voit surgir toutes les strates du prolétariat colonisé depuis les bidonvilles et les quartiers ségrégués, et notamment des prisonniers à peine libérés, des femmes, des ouvriers en grève, des enfants et des adolescents qui débordent l’ordre colonial pour arracher par elles et eux-mêmes l’indépendance.

Le dossier de la mémoire est encore d’une importance capitale. En Algérie, on attend encore une reconnaissance officielle des crimes coloniaux et des pas faits en avant dans le sens de la réparation des dommages causés par le colonialisme et de l’indemnisation des victimes. En France, le rapport Stora a défrayé la chronique et a été très largement commenté. Dans votre parcours, vous avez as mis le doigt sur certains «crimes d’Etat français», comme la répression des manifestations du 11 Décembre ou le massacre des travailleurs nord-africains à Paris, le 17 Octobre 1961. Pouvez-vous nous parler de ce volet ?
Au cours de ma thèse, qui est devenue le livre «l’Ennemi intérieur», j’avais travaillé sur l’histoire des représentations de l’ennemi intérieur dans la pensée militaire française et j’ai ainsi pu étudier le massacre du 17 Octobre 1961. Pour mon travail sur Décembre 1960, je me suis rapidement rendu compte qu’il s’agissait d’un autre massacre d’Etat. On peut dénombrer au minimum, plus de 260 morts en trois semaines de manifestations, par l’action des colons, de la police et de l’armée. Je constate que le massacre d’Etat est une sorte de dispositif récurrent sous la colonisation. L’écrasement et l’emploi de la force brutale sont des techniques de gouvernement normalisées par l’ordre colonial. Les revendications algériennes autour du volet reconnaissance mémorielle ou des réparations matérielles semblent, de ce point de vue, très légitimes. C’est aux victimes et à leurs descendants de juger de la marche à suivre, mais il me semble qu’il faudra arracher tout ça par la lutte. Car Macron ne produit que des effets d’annonce sur la reconnaissance des crimes du colonialisme, il s’agit à mon avis d’un habillage idéologique visant à légitimer la reconduction du néocolonialisme français en Algérie particulièrement et en Afrique plus globalement.

Vous êtes aussi un militant très engagé dans les luttes sociales, dans les luttes contre les violences policières dans les quartiers populaires, mais aussi, dans le volet antiracisme politique, vous êtes poursuivi par la justice. Que pouvez-vous nous dire sur l’atmosphère politique en France et en Europe, notamment avec la panacée de loi liberticide : sécurité globale, séparatisme, état d’urgence permanent… ?
La loi sécurité globale est passée complètement au mépris du mouvement de contestation qui l’a rejetée. Elle est couplée à la loi dite «séparatiste» pour une restructuration sécuritaire du capitalisme en s’appuyant sur des politiques de racisme d’Etat, afin de développer les dispositifs de contrôle, de surveillance et de quadrillage des classes populaires, en particulier des strates non-blancs pauvres. L’idée de la restructuration sécuritaire, c’est d’apporter une solution à la crise du capitalisme en France à travers la création de nouveaux marchés d’encadrement de la population pour rendre le contrôle rentable et créer des champs d’extension du profit, de nouveaux marchés de surveillance, de contrôle et de répression. La vidéosurveillance liée à l’intelligence artificielle, le fichage, les drones… ainsi que le développement de la sécurité privée sont des marchés conçus par l’industrie militaro-sécuritaire. Toute la logique sécuritaire consiste notamment à faire contrôler la population par la population elle-même et faire ainsi participer les opprimées à leur propre encadrement pour rationaliser, optimiser, rentabiliser le contrôle. Aujourd’hui, on est en plein dans ce procédé qui accompagne l’affirmation d’une forme de gouvernement de plus en plus dénoncée comme pré-fasciste par différents courants politiques et dans les luttes sociales.

Dernièrement, des dizaines de généraux et des centaines d’officiers à la retraite ont signé un appel à «l’insurrection» le jour commémorant le putsch manqué à Alger, en 1961, porté par les ultras et d’autres organisations fascistes comme l’OAS, qualifié de «factieux» par certains. La polémique a fait réagir le chef d’état-major des armées dans une tribune et indique une configuration très complexe et tendue. Comment analysez-vous le contenu de cet appel, parfois ouvertement xénophobe, raciste et islamophobe. Quelles indications cela donne de l’évolution de la situation politique en France ?
Ce texte repose sur les piliers de la culture politique de l’extrême-droite coloniale. Il dénonce «l’islamisation», le «délitement de notre patrie» et laisse planer une menace de coup d’Etat militaire pour défendre «nos valeurs civilisationnelles». Il est construit selon la grille de lecture contre-insurrectionnelle. Quelques jours plus tôt, le 14 avril, un document similaire d’une vingtaine de pages, intitulé «Pour une stratégie globale contre l’islamisme et l’éclatement de la France», a été envoyé par 16 généraux du Centre de réflexion interarmées aux parlementaires. Il y est écrit : «Une guerre hybride nous a été déclarée, elle est multiforme et s’achèvera au mieux sur une guerre civile, ou au pire, sur une cruelle défaite sans lendemain.» Ces textes révèlent le retour explicite de la contre-insurrection dans les imaginaires politico-militaires.
L’absence de réponse pendant plusieurs jours, puis les réactions timides du gouvernement et la légitimation de ces textes dans des médias dominants, nous montrent comment ces positions traversent les classes dominantes. L’idée d’employer un modèle de contre-insurrection militaire à l’intérieur du territoire contre les quartiers populaires et les luttes sociales a continué à faire son chemin comme le montre l’ouvrage «L’Ennemi Intérieur». Elle est redevenue, comme pendant la guerre contre-révolutionnaire en Algérie, un logiciel légitime auprès de certaines fractions de l’armée et de la bourgeoisie française. Ces événements devraient nous alerter sérieusement sur la montée en puissance continue du pouvoir militaire et de l’extrême droite au sein du capitalisme sécuritaire.
Quelles sont, selon vous, les modalités de lutte contre le fascisme en pleine expansion, notamment aux Etats-Unis et en Europe ?
On considère avec mes camarades qu’il n’y a rien à attendre, ni de la conscience ni du sens moral des dominants. Nous croyons que nos capacités à changer les choses reposent sur notre auto organisation, qu’il s’agit notamment de rompre avec les mises en dépendance, c’est-à-dire approfondir les capacités d’autonomisation sur plusieurs dimensions. Parce que justement l’histoire nous a appris que pour répondre au fascisme, il faut avoir les moyens d’auto-défense. On ne peut pas en appeler aux classes dominantes pour nous protéger, parce la montée en puissance de l’extrême droite est complètement organisée par elles et par l’Etat, notamment à travers la promotion de politiques racistes et la promulgation de lois liberticides et ultra sécuritaires. Nous pensons que la réponse est dans la promotion de toutes les formes d’autonomisation, en partant de l’autodéfense populaire pour nous protéger et nous défendre nous-mêmes, mais pas seulement. Il s’agit d’autoproduire l’alimentation, le soin et la santé en milieu populaire par la construction de dispensaires autogérés, par exemple, sur la question du logement aussi. Le combat contre le fascisme sera l’œuvre des classes populaires elles-mêmes, tout comme leur émancipation.

  • Mathieu Rigouste est docteur en socio-histoire de l’Université Paris 8. Il mène des recherches indépendantes sur le système sécuritaire depuis les luttes sociales.
    Il a publié «Un Seul héros, le peuple, la Contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960», (Premiers Matins de Novembre Editions, 2020), la «Domination policière : une violence industrielle» (La Fabrique, 2012) ou encore «l’Ennemi intérieur : la généalogie coloniale
    et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine», (La Découverte, 2009).

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