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Réponse à Pierre-André Taguieff sur la guerre en Ukraine


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par Fabrice Garniron.

Cher Pierre-André Taguieff,

Permettez-moi de réagir à la « Lettre à Poutine » que vous avez signée le 26 avril dans Valeurs Actuelles avec Robert Redecker, Daniel Salvatore Schiffer et Guy Sorman. Avant de vous faire part de mes critiques, je dois préciser que si je m’adresse à vous c’est d’abord parce que je suis un de vos lecteurs. Parfois admiratif, parfois critique, mais ratant rarement vos articles. Quant à vos livres, ma bibliothèque en contient plusieurs, dont un depuis plus de trente ans, La Force du préjugé.

Mais votre Lettre ouverte à Vladimir Poutine me surprend. Alors que vous avez montré maintes fois que vous pouviez secouer les conformismes, quitte à risquer les foudres des tribunaux de la bien-pensance, votre lettre m’a semblé inexplicablement soumise à la doxa du moment et au rouleau-compresseur médiatique. Vous passez par exemple bien vite sur les erreurs que la « communauté internationale a pu commettre » alors qu’il s’agit du noeud du problème.

Ma position sur cette guerre est, quant à elle, assez simple à résumer : il est rare de voir un conflit où les torts sont si inégalement répartis. En l’occurrence, me basant exclusivement sur des sources occidentales1, j’ai la conviction que ceux des Occidentaux sont accablants. Mais d’abord, et avant de vous livrer mes arguments sur les allégations de massacres dont les forces russes se seraient rendues coupables, je souhaite revenir sur quelques points de votre texte.

1°) Les concessions que vous faites au « narratif » médiatique commencent par la chronologie. Car vous faites débuter la guerre au 24 février, date à laquelle les Russes entrent en Ukraine. C’est doublement erroné. D’abord parce cette guerre commence en réalité il y a huit ans à la suite d’un putsch et n’a pas cessé depuis. Erroné encore parce que l’intervention russe, manifestement décidée dans l’urgence, fait suite aux bombardements intenses de Kiev sur le Donbass à la mi février 2022, soit environ une semaine avant le 24. Cette soudaine recrudescence des bombardements, constatée par l’OSCE, était à l’évidence le prélude à une attaque terrestre des forces de Kiev, comme le montrent les effectifs considérables des troupes ukrainiennes massées à la frontière ouest du Donbass. On n’a d’autant moins de raisons d’en douter que les autorités de Kiev ne cachaient nullement leur volonté de récupérer le Donbass et la Crimée, leur reconquête ayant même fait l’objet d’un décret du président Zélinski le 24 mars 2021. Outre l’OSCE, cette version de la chronologie des évènements est confirmée tant par Jacques Baud, ancien responsable des services du renseignement suisse, que par Richard Black, ancien sénateur de Virginie et général américain2.

La guerre commence donc le 16 février, et non pas le 24, malgré les tentatives réitérées de la Russie depuis 2014 de parvenir à une solution pacifique, notamment par son soutien aux accords de Minsk de 2014 et 2015, mais aussi du fait de ses démarches dans les dernières semaines de l’année 2021. Celles-ci se sont heurtées à l’indifférence des États-Unis, qui ne semblaient pas plus disposés à envisager en Ukraine un quelconque compromis sur la base des accords de Minsk qu’une architecture globale de sécurité en Europe. Bien au contraire, le 19 février, soit quelques jours avant l’intervention russe, leur protégé, le président Zelensky, déclarait qu’il comptait abroger le protocole de Budapest de 1994 qui interdisait à l’Ukraine de se doter de l’arme atomique.

2°) Vous ne dites rien du nazisme ukrainien. Compte tenu de sa virulence, j’en suis surpris. Permettez-moi à ce propos de rappeler quelques faits que le récit médiatique passe sous silence. Il est même devenu courant, pour conforter les rituelles positions antirusses et égarer l’opinion, d’évoquer les scores électoraux effectivement dérisoires des partis en question. Sauf, que la dite extrême droite a placé ses hommes au centre de l’État et des forces armées, avec la complicité des gouvernants et de leurs mentors américains. Les faits qui le montrent sont nombreux et accablants. Je vous les épargne ici, mais les tiens à votre disposition si vous le souhaitez.

Et surtout, ce que cachent ces résultats modestes des partis officiellement pro nazis, c’est que les partis qui ne le sont pas semblent eux-mêmes être sous leur influence. N’est-il pas pour le moins troublant, par exemple, qu’un personnage comme Stepan Bandera, qui se revendiquait lui-même comme national-socialiste, ait été très officiellement glorifié comme un héros national avec statues et rues à son nom ? Côté ukrainien, on argue du fait que Bandera a été emprisonné par l’Allemagne nazie de 1942 à 1944. Certes, mais cela efface-t-il les massacres auxquelles son organisation OUN-B a participé avant et après sa libération par les nazis ? Faudrait-il également oublier que pendant la durée de cette détention, nombre de militants de son organisation ont prêté main-forte aux nazis dans leurs massacres génocidaires ? Citons à ce propos Pierre Lorrain : « Des activistes de l’OUN-B avaient secondé avec efficacité, parfois devancé, Einsaztgruppen »3. Le fait que le nationalisme ukrainien, même quand il n’est pas nazi, refuse de rompre avec ce passé est politiquement inquiétant et moralement compromettant. Et il est assez consternant qu’en Occident une petite musique indigne suggère de trouver des excuses à ce national-socialisme sous prétexte qu’il est ukrainien. N’est-il pas révélateur, qu’en décembre 2020, à l’ONU, les États-Unis et l’Ukraine aient été les seuls États à s’être opposés à une motion proposée par la Russie condamnant les tentatives de réhabilitation du nazisme ? Si les pays de l’UE ont choisi (courageusement…) de s’abstenir, tous les autres États du monde ont voté pour la motion russe. Malgré toutes les tentatives visant à ne voir-là qu’une manœuvre russe, il s’agit bien pour le bloc occidental de ne rien faire contre les dérives révisionnistes de leurs protégés baltes et ukrainiens.

3°) Comme je l’écrivais plus haut, vous n’évoquez qu’en passant les torts occidentaux. Ils sont pourtant accablants. En particulier la question de l’expansion de l’OTAN, que vous ne faite hélas qu’effleurer. Pour comprendre le degré d’absurdité, sinon de folie, de la politique américaine actuelle en Ukraine, en particulier sur cette question, il suffit de lire ce qu’en ont dit des universitaires, des diplomates, des ministres américains, y compris deux secrétaires d’État à la Défense. Voici ce que Georges Kennan, le concepteur de la politique d’endiguement de l’URSS après la 2ème Guerre mondiale, disait de l’expansion de l’OTAN à l’Est dans le New York Times en février 1997 : « L’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute l’après guerre froide ». Même son de cloche du côté d’Henry Kissinger pour qui « l’Ukraine ne doit pas rejoindre l’OTAN ». Également significatif est le point de vue d’un homme comme Robert Gates, qui a été secrétaire d’État à la Défense sous deux présidences, celle de W. Bush et celle de Barak Obama. Pour lui « agir si vite pour étendre l’OTAN est une erreur. Essayer d’amener la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN est vraiment exagéré et constitue une provocation particulièrement monumentale ».

Un autre secrétaire d’État à la Défense, William Perry, qui le fut sous la présidence Clinton, désapprouvait lui aussi cette expansion et a révélé dans ses Mémoires avoir songé à démissionner à cause de cette dérive, responsable selon lui de la dégradation des relations entre la Russie et les États-Unis. On pourrait également citer un diplomate américain, comme Jack Matlock, qui fut ambassadeur des États-Unis en Russie entre 1987 et 1991, ou le géopoliticien John Mearsheimer.

Enfin, particulièrement significatif, est le point de vue qu’adopta Zbignew Brezinski sur cette expansion de l’OTAN peu de temps avant sa mort en 2017. Le passé d’intransigeance quasi fanatique de l’ancien chef du Conseil de sécurité du président Jimmy Carter (1976-1980) à l’égard de l’URSS n’est pas à démontrer. Rappelons qu’il fut le concepteur du piège afghan dans lequel tomba l’URSS, qui consista à financer et à armer non seulement les islamistes afghans mais tous ceux qui vinrent du monde entier pour participer au djihad, le plus célèbre étant le Saoudien Ben Laden. Rappelons encore que Brezinski fit en sorte que les États-Unis soutiennent militairement les Khmers rouges par Thaïlande et Chine interposées, sous prétexte que l’intervention vietnamienne, qui renversa en 1979 le régime génocidaire de Pol Pot, était supposée correspondre à un renforcement de l’influence soviétique4. À ce combat contre la Russie soviétique succéda ensuite un combat à peine moins acharné pour limiter l’influence russe et promouvoir les intérêts américains, en particulier en Ukraine. Pourtant, en 2015, c’est le même Brezinski qui, tout en prônant un soutien occidental à l’Ukraine, était en faveur d’un compromis avec la Russie. Mieux, il se montrait explicitement favorable à un statut de neutralité de l’Ukraine : « Les États-Unis et l’OTAN devraient s’inspirer pour l’Ukraine de l’exemple de la Finlande »5. Bref, ces divers jugements et commentaires d’officiels américains incitent à poser la question : qui est fou dans cette affaire ukrainienne ?

4°) Évoquons, enfin, ce qui est relatif aux massacres, en particulier celui de Boutcha, que vous attribuez aux Russes, vous satisfaisant à mon sens trop vite de l’intime conviction générale. Le scénario relatif à Boutcha a en effet un air de rituel sinistre déjà vu en ex-Yougoslavie. Il n’est sans doute pas inutile de revenir ici sur le cas de la guerre de Bosnie (1992-95)  au cours de laquelle les poussées de bellicisme et de d’interventionniste antiserbe, étaient fabriqués de toute pièce par l’un des protagonistes : les nationalistes musulmans bosniaques. Il est aujourd’hui indéniable, comme je vais vous le montrer, que ceux-ci organisaient périodiquement et systématiquement des massacres des leurs pour ensuite attribuer ces tueries aux Serbes et obtenir ce qui était au centre de leur stratégie : faire intervenir l’OTAN. Dans le cadre de cette stratégie, l’indignation de l’opinion publique, relayée complaisamment par les médias dominants, était un levier essentiel pour faire pression sur les États otaniens et les faire intervenir plus directement encore aux côtés des nationalistes musulmans bosniaques. Mais nul complotisme ici. Car cette stratégie des musulmans bosniaques a été décrite, dénoncée et même prouvée. Elle fut évoquée par The Independant en août 1992, qui se basait sur un rapport de l’ONU qui démontrait, expertises balistiques à l’appui, la responsabilité des forces musulmanes bosniaques dans nombre de tueries attribuées aux Serbes. Également par Le Monde en septembre de la même année, à partir du même rapport onusien (rapport que le quotidien s’empressera d’oublier ultérieurement). Par Le Nouvel Observateur en août 1995 sous la plume de Jean Daniel. Par le représentant de la CEE à la Conférence pour la paix en Yougoslavie, Lord Owen, dans son livre Balkan-Odyssey publié à la fin de la même année. Elle fut même dénoncée à Sarajevo par des hommes politiques bosniaques musulmans, comme Ibran Mustafic.

La « stratégie du mensonge » est-elle aujourd’hui à nouveau utilisée en Ukraine comme en ex-Yougoslavie ? Il faut au moins en faire l’hypothèse, tant sont attractifs les avantages que ces pratiques présentent pour ceux qui y ont recours, surtout qu’à l’évidence l’impunité leur est en quelque sorte garantie.

L’hypothèse est d’autant moins hasardeuse qu’en février 2014, le renversement du gouvernement de Yanoukovitch, jugé pro russe, a eu lieu à la suite d’un putsch où l’on a eu recours à ces mêmes méthodes. Et c’est précisément à ce putsch que remonte le début de la guerre dont l’intervention russe n’est que le dernier épisode. Je me permets de vous rappeler que le 20 février 2014 en effet, lors d’une manifestation pro occidentale cherchant à faire tomber le gouvernement dit « pro russe » mais élu, des tireurs non identifiés abattent près d’une centaine des manifestants qui revendiquent leur adhésion à l’Europe et à l’OTAN. Cette tuerie est immédiatement attribuée aux forces de police du gouvernement de Yanoukovitch, ce qui provoquera sa chute dans les jours suivants. Or, en mars 2014, dans une conversation entre Catherine Ashton, représente de l’Union européenne pour la politique étrangère, et Urmas Paët, ministre estonien des Affaires étrangères, ce dernier évoque comme une forte probabilité que les tirs ne venaient pas de la police gouvernementale mais de l’opposition pro occidentale elle-même6. Et, comme huit ans après aucune enquête ukrainienne n’a permis de faire la lumière sur cette tuerie, Pierre Lorrain émet, entre autres, l’hypothèse que « la révélation de l’identité des tireurs risquerait de ternir l’image de l’Euromaïdan »7.

Quant à Boutcha, rien ne permet d’affirmer qu’il a été le lieu d’un massacre commis par les Russes. Comment d’ailleurs les médias dominants pourraient-ils être si sûrs d’une culpabilité russe alors que le Pentagone lui-même déclare ne pas être en mesure d’infirmer ou de confirmer quoi que ce soit8 ?

D’ores et déjà, plusieurs éléments semblent sérieusement remettre en cause la version médiatico-officielle. Et d’abord plusieurs questions se posent. Pourquoi les Russes auraient-ils, juste avant de quitter la ville, laissé des corps épars dans les rues, preuve évidente de leur crime ? Et pourquoi cette armée russe décrite comme une soldatesque barbare n’hésitant pas à massacrer gratuitement des Ukrainiens n’a-t-elle pas été accusée d’exactions quelconques durant le mois où elle est restée à Boutcha ? Enfin, comment expliquer que le maire ukrainien, dans une vidéo incontestablement joyeuse, fête le départ des Russes 24 heures après leur départ sans mentionner les dizaines de cadavres qui depuis sont supposés joncher les rues de sa commune ? Cette vidéo du maire est facilement accessible9. D’autres sources, qui sont également publiques et toutes de provenance ukrainienne vont dans le même sens[9].

En revanche, compte tenu du fait que le massacre est révélé juste après l’arrivée des forces ukrainiennes et de la haine antirusse de certaines unités ukrainiennes, du ton de la presse de Kiev à l’égard des « saboteurs » et des « complices des Russes », dont il était connu qu’ils devaient être pourchassés à Boutcha par l’unité Safari, l’hypothèse que les morts soient dus à aux forces ukrainiennes ne parait  nullement invraisemblable10.

Et que sait-on exactement du sort des prisonniers russes et des civils ukrainiens suspectés de ne pas partager les idées ultra nationalistes de Kiev ? Nombre de vidéos ukrainiennes montrent les traitements barbares infligés aux uns et aux autres. Sont-elles crédibles ? Certaines en tout cas ne sont plus contestées même par ceux qui jusque-là n’ont cessé de diffuser la propagande du nationalisme ukrainien. Mais une chose est sûre : le climat de haine anti-russe en Occident comme en Ukraine vaut autorisation en direction des Ukrainiens ultra nationalistes de donner libre cours à toutes les formes de sadisme et de cruautés envers leurs ennemis russes et ukrainiens.

Enfin, ma dernière critique porte sur votre choix de vous adresser à Poutine. N’aurait-il pas été plus utile de vous adresser à nos gouvernants puisque que vous leur reprochez des « maladresses » des « fautes », de « rentables intérêts géostratégiques », notamment de la part des États-Unis, alliés de la France ? Ces torts paraissent suffisamment nombreux pour motiver une démarche en direction de ceux qui en sont responsables. Et ils sont toujours à l’œuvre dans la guerre en cours, y compris du côté de nos dirigeants. Je crois que la cause de la paix, qui est à l’évidence votre préoccupation, aurait ainsi été mieux défendue. Pour ma part je trouve extrêmement inquiétant que les conditions d’une paix future avec la Russie soient totalement absentes de la scène médiatique, qu’il s’agisse de l’indispensable conciliation des impératifs de sécurité de l’Ukraine et de la Russie, ou du respect du droit à l’autodétermination des populations de Crimée et du Donbass. Je regrette qu’en n’y faisant pas référence, votre Lettre à Poutine témoigne, elle aussi, d’un état d’esprit général où domine une logique de guerre inexpiable.

Très cordialement,

Fabrice Garniron

  1. Il s’agit notamment de Yves Pozzo di Borgo, ancien chef de la Commission des Affaires étrangères du Sénat français. De Jacques Baud, ancien responsable des services de renseignement suisses, d’Eric Denécé, actuel responsable du Centre de Recherche sur le renseignement, de Richard Black, ancien sénateur de Virginie et général de l’Armée américaine.
  2. https://presse.francereinfo.org/la-situation-militaire-en-ukraine ; https://reseauinternational.net/document-les-russes-ne-peuvent-pas-se-permettre-de-ne-pas-gagner-cette-guerre-prenez-le-temps-de-lire-ceci-ce-week-end
  3. Pierre Lorrain, « L’Ukraine, une histoire entre deux destins », p. 348. Paris, Édition Bartillat, 2019.
  4. Raoul-Marc Jennar, Médiapart, 27-05-2017.
  5. Le Monde, 02-02-2015.
  6. https://www.youtube.com/watch?v=equgXlRLePs. Le passage sur les auteurs probables des tirs ayant causé la mort de 88 personnes se trouve à 7’.
  7. Pierre Lorrain, p. 596.
  8. https://www.reuters.com/pentagon-cant-independently-confirm-atrocities-ukraines-bucha-official-says/2022/04/04
  9. https://www.agoravox.fr/ukraine-le-massacre-de-boutcha
  10. Au moment où je vous écris cette lettre, un témoin français, Adrien Bocquet, qui revient d’Ukraine, où il était à la fois militaire et humanitaire du côté ukrainien, affirme le 10 mai sur Sud-Radio que le crime de Boutcha a été « mis en scène » par les forces ukrainiennes pour « faire des images » : https://www.youtube.com/watch?v=ZoKnhXnp-Zk. Mais sans préciser comment sont mortes les personnes dont les corps ont servi à ces « images ».
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