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Confusion

A Babel en Irak, il y a de cela quelques temps, vivaient deux jeunes gens qui s’aimaient éperdument : David et une fille (qu’on ne nommera pas par respect pour la famille). Ils s’aimaient tellement qu’ils souhaitaient s’embrasser à l’infini pour ne plus faire qu’un dans une sorte de baiser fusionnel comme dans la statue sculptée par Rodin des millénaires plus tard en leur hommage.

Mais s’embrasser même un instant n’était pas chose aisée pour eux. Dès que leurs lèvres s’effleuraient il se trouvait toujours un agent de sécurité, ou autre représentant de la loi, pour les séparer et leur faire passer un mauvais quart d’heure entre réprimandes et menaces.

Eh oui ! Depuis qu’Hammourabi accéda au trône plus moyen de faire ce qu’on veut quand on veut. La police était partout pour veiller au strict respect des lois du Code. Un code envoyé par le soleil dit-on. Du moins le Roi l’a dit et le peuple l’a cru. Cela suffit pour en faire une vérité absolue. La Loi était partout et le peuple redoublait de zèle.

 

David ne supportait pas cette situation. De plus il appartenait à une communauté assez mal vue des autorités. Un peuple farouche originaire du Sahara : Les Déserteurs (à l’image des Spartiates ou des Draconiens ce peuple aura une brillante carrière dans le dictionnaire des noms communs) . Les Déserteurs éprouvaient une répulsion profonde envers toute forme de faste et de gaspillage. Ils s’habillaient de la peau des bêtes qu’ils chassaient et habitaient des grottes plus au moins aménagées. Ils vivaient de l’agriculture et de la chasse. Si une denrée arrivait à manquer ils recouraient au troc pour l’obtenir. Ils n’utilisaient pas la monnaie de l’Empire et cela inquiétait particulièrement le Roi et son entourage.

Bien qu’ils participassent aux rituels d’allégeance au Roi des bruits couraient à propos de sectes de déserteurs réfractaires au Roi et au Code, asociaux, anti-civilisationnels, mangeurs d’enfants, violeurs de bêtes sauvages…

Dans ces conditions David comprit bien vite que le père de la Fille ne lui servirait jamais le miel (c’est ainsi qu’on disait épouser… drôle d’époque !). La Fille appartenait à une famille de nobles proche du royaume. Impensable de corrompre cette auguste lignée par du sang déserteur. Mais l’amour de David était bien trop grand pour se résoudre à la séparation. D’autres, et particulièrement ses frères déserteurs, disaient que c’était un enfant gâté qui n’admettait pas d’être privé de ce qu’il convoitait.

Il demanda à son amoureuse de couper tout contact avec lui : plus de rencontres, plus de STS (short tablet service: petites tablettes de messages cunéiformes très à la mode chez les babéliens d’alors), plus de pigeons voyageurs… Rien.

 

Et il disparut durant une période indéterminée. Il n’existe pas de documents fiables à propos de la destination ou de la durée de son voyage.

 

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A son retour au pays David se fit très discret, à un détail près : on le voyait de temps à autres sortir dans les rues de Babel accompagné par son meilleur ami Goliath. Leurs discussions étaient animées et Goliath n’était pas le plus discret des compagnons. Il était déserteur lui aussi, de la tribu des Géants. Il mesurait dans les dix mètres et parlait en gesticulant, de telle sorte qu’on trouvait souvent des oiseaux morts sur son passage.

 

Plus David était discret plus les babéliens parlaient de lui. On parlait d’un projet pharaonique (l’adjectif « pharaonique » avait chez les babéliens, outre le sens de gigantisme, la signification d’étranger et de menaçant). Il construisait selon la rumeur une très très haute tour. Une autre rumeur prétendait que durant son absence David s’était rendu au royaume Franc pour apprendre la maçonnerie… Avec le génie de la concision particulier aux rumeurs le bruit courrait que David était franc-maçon. Les deux dernières rumeurs étaient mensongères bien entendu : la franc-maçonnerie n’existait pas encore, pas plus que le royaume Franc. Cela les babéliens le savaient au fond d’eux-mêmes mais les rumeurs les plus absurdes sont souvent les plus tenaces.

La première rumeur en revanche ne tarda pas à se confirmer. L’édification de la tour fut miraculeusement rapide. Et elle était très très haute comme l’affirmait la rumeur. Les babéliens se réveillèrent un matin stupéfaits par une ombre effilée parcourant la ville d’est en ouest. La tour qui barrait le soleil ne fut pas remarquée aux premiers moments. Elle avait l’aspect imposant et sans âge des montagnes, du ciel ou du soleil. Pourtant, il s’agissait bien de l’ouvrage d’un homme. Elle s’élevait à l’est de Babel à côté de la demeure de Goliath. Cette dernière avait aussi étonné en son temps : la maison ressemblait aux autres demeures de notables mais des jardins somptueux la couronnaient, des jardins suspendus. Cette invention valut à Goliath l’excommunication de sa tribu. Le fruste peuple des Géants fut scandalisé par l’éclatante inutilité et par le gaspillage en eau de l’ouvrage. Les Babéliens par contre, sensibles à l’ingéniosité technique et à la recherche esthétique, firent de Goliath l’un des plus illustres citoyens de la ville et l’affublèrent du surnom mythique de Géant Vert.

 

David se vit à son tour excommunié à cause de sa tour. Les babéliens eux étaient terrifiés par l’édifice (en un sens la terreur est le degré extrême de l’admiration). On parlait d’un complot avec des génies plus ou moins malfaisants. Même pour les citoyens les plus éclairés de Babel la tour était d’origine surnaturelle. Le Roi décréta que tout citoyen qui s’approcherait de l’édifice ou de son propriétaire était un damné destiné à la géhenne.

Cela arrangeait les affaires de David. Juliette, nous pouvons l’appeler par son nom maintenant qu’elle a quitté définitivement sa famille, s’enfuit de chez elle et rejoignit son amoureux dans la tour. Les superstitions babéliennes ajoutées à la paresse naturelle des forces de l’ordre leurs assuraient une totale tranquillité. Ainsi nos tourtereaux pouvaient désormais s’embrasser copieusement comme bon leur semblait.

 

Leur projet de se confondre en un seul être dans un baiser fusionnel était bien engagé. Avec le temps ils comprirent qu’outre le baiser, il leur fallait tout connaître l’un de l’autre pour y parvenir. Juliette était la plus prompte à se raconter. Elle lui décrivait notamment les dures journées passées en son absence. Un point du récit le mit hors de lui. Elle lui rapporta que Goliath était amoureux d’elle. Elle lança en étouffant un rire : « Il est venu me déclarer sa flamme de sa grosse voix grumeleuse. Il m’a même écrit un poème, ajouta-t-elle hilare. Tu imagines ? Ca parlait d’oiseaux ! Lui qui en assomme des dizaines par jour. ». Elle éclata de son rire d’enfant et ne remarqua pas le mécontentement de David. Lui-même ravala sa colère voyant le ridicule de sa jalousie.

Il en garda un ressentiment mêlé et de pitié pour son ancien ami. Ce dernier justement semblait cloîtré chez lui depuis quelques temps. On ne le voyait plus ni affairé dans son jardin ni déambulant dans les rues de la ville.

Les jours passaient et le ressentiment de David ne s’atténuait pas. Il soupçonnait Juliette de voir Goliath en cachette. Il finit par penser que sa disparition soudaine était une ruse pour tromper sa vigilance. Il tissa ainsi un ensemble de soupçons qu’il savait absurdes mais qu’il tenait pour certains. L’amour peut conduire à des non-sens que même la rumeur n’inventerait pas.

Pour mettre fin au tourment qui le rongeait il se résolut à rendre visite à Goliath. Les portes de sa demeure étaient grandes ouvertes. David avança à tâtons dans l’obscurité où plongeaient les multiples pièces. Il appelait Goliath à grands cris mais personne ne répondait sinon les murs qui multipliaient ses appels en un vacarme assourdissant.

Il trouva une lampe allumée sur sa table de travail mais Goliath n’y était pas. Il grimpa sur l’énorme chaise et trouva un manuscrit sur le bureau. L’écriture semblait fraîche et David reconnut les arabesques interminables du Géant. Le texte rapportait les événements de l’histoire de David et Juliette. Au début il crut trouver la confirmation de ses doutes. A mesure qu’il lisait il devenait plus inquiet. Ce n’était pas Goliath qui l’avait écrit, le texte ne disait pas je à propos de lui. Un sentiment étrange s’emparait de David. Il sentait que le texte parlait à travers lui. Il se sentait enchaîné. Un tourbillon semblait multiplier infiniment toute pensée qui lui venait. En essayant d’hurler il lisait les mots à voix haute. Il sentait qu’il lirait indéfiniment ce texte. Ensuite il agit de manière inexplicable.

Le texte se terminait par un poème. Il le lut et trouva la force inespérée de jeter le manuscrit au feu. Il sortit en courant. Il répétait sans cesse la dernière phrase du manuscrit : Ils se vident de leur sens!

Il enferma la Fille dans la tour, avala la clef et se jeta dans le Tigre (le fleuve pas le carnivore à rayures).

 

Le chagrin de la captive était incommensurable. Oubliant sa captivité, elle pleurait son David noyé. Elle pleurait, pleurait… Toutes les larmes de son corps.

Elle pleura tant que ses larmes formèrent une rivière : « La rivière de Babel » l’appela-t-on à l’époque ; elle devint « Oued Babel » avec l’invasion arabe ; puis « Babel’s oued » au temps des colons britanniques et enfin le « Babel oued » ou « Bab El Oued » de notre temps.

Et il y eut les fameuses inondations de Bab El Oued. Alors Bab El Oued déborda au point de rejoindre le Tigre. Le niveau de l’eau augmentait dangereusement. Heureusement un homme providentiel qui passait par la sépara les deux cours d’eau à temps.

Et que trouva-t-on entre Bab El oued et le Tigre ? Vous l’aurez deviné : David ressuscité par les larmes de sa bien-aimée.

Il courut délivrer sa belle. Il la trouva sur les décombres de la Tour effondrée suite à l’inondation. Elle pleurait toujours et gémissait : « A cause de mes larmes j’ai détruit tout ce qu’il me restait de mon David ! ». « Tes larmes m’ont sauvé mon amour ! », Criait David en courant vers elle. La fille défaillit et se réveilla trois ou quatre fois. Puis se réveilla pour de bon et ils s’embrassèrent tellement goulûment que chacun ne savait plus laquelle était sa langue et laquelle était celle de l’autre. C’est ainsi que la chute de la tour de Babel causa la confusion des langues.

 

En ce même instant :

 

Les mots fuient de leur prison céleste

A travers la ville dans une course hallucinée

Ils volent comme feuilles au vent

On les croyait plus lourds

Plus consistants

Vérité

Temps

Homme

Maintenant ils se ressemblent tous

Et ils ne ressemblent plus à rien

ABSTRACTIONS

Devant une foule que plus rien n’étonne

Ils se vident de leur sens

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