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la maison de l'oncle moh.


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la maison de l'oncle moh I

 

une histoire vraie.

 

Daniel Timsit

Algérie, années cinquante

Histoire d'un 1er novembre

 

A Alger, le plus beau ciel se dévoile en hiver. Lavé par les pluies de la nuit, il surgit à l'aube, immaculé, dressé, comme une épée, du ras du pavé jusqu'au plus haut de l'univers. Sur les hautes plaines ou plus au sud au pied des Aures, même accroupi, adossé contre la haute muraille du bagne de Lambése, il vous suffit de lever les yeux et le ciel roulant ses incommensurables volumes de bleu profond vous libère et vous élève. Un instant, à l'évidence, vous vivez l'éternité.

Ce 1er novembre 1954 le ciel d'hiver enveloppait l'Algérie. Le récit qui suit, conforme à la relation de la Kasma des Ouadhias, commune située sur le flan nord du massif du Djurdjura. Le 1er novembre 1954, Slimane avait vingt ans. Il habitait le village d'Ighil-Imoula. La maison de famille, plus exactement de sa grand-mère paternelle, était située à l'entrée du village, en contrebas de la piste élargie par les Français. C'était une maison de terre, basse, au toit de tuiles maintenues par de grosses pierres. Le champ en pente appartenait à la famille. Il abritait plusieurs figuiers soigneusement traités, chacun entouré d'une cuvette de terre meuble, régulièrement arrosée, et de nombreux oliviers. Entre les oliviers la terre était labourée une fois l'an grâce à la paire de bœufs de l'oncle Moh. Slimane, enfant, guidait les bœufs tandis que l'oncle poussait la charrue, ils récoltaient ainsi suffisamment d'orge et de blé pour cuire le pain de l'année. Dans le champ, près de la maison, de grosses pierres marquaient l'emplacement des tombes de la famille.

Constituée de douars regroupant plusieurs villages voisins, la commune des Ouadhias était alors rattachée pour sa partie ouest à la commune mixte de Dra-el-Mizan, et pour sa partie est à la commune de Fort National, aujourd'hui l'Arba nath Iraten. Un agha administrait cette vaste région, des caïds contrôlaient chaque douar, les gardes champêtres surveillaient chacun des villages, enfin, dans chaque village, les chefs de fractions et des notables achevaient le quadrillage. L'organisation du MTLD (Mouvement du triomphe des libertés démocratiques, parti nationaliste qui succéda au PPA, parti du peuple algérien, après que celui-ci eut été interdit) s'étendait au-delà de la circonscription administrative. Certains village abritaient des écoles, Ighil-Imoula depuis 1887, Aîd ei-caîd depuis 1919. Le père de Slimane enseignait dans les classes pour « indigènes », à Boghni, mais la tuberculose l'obligea à regagner Ighil-Imoula où il mourut alors que Slimane était encore enfant. Slimane fréquenta l'école d'Ighi-Imoula. Il se souvient de ses maîtres, les seuls Français du village. Slimane aimait l'école. Un jour, le maître, soucieux de leur inculquer le français, interdit aux enfants de parler kabyle dans la cour de récréation et leur demanda de dénoncer ceux d'entre eux qui enfreignaient la consigne. Slimane se souvient encore de la honte qu'il en éprouva. Il avait neuf ans. De ce jour, il rejeta « le Français », qui devint pour lui le « roumi », l'étranger.

Vers les années 1953-1954, les autorités françaises ouvrirent des pistes vers les villages. Ces routes, praticables seulement aux véhicules tous terrains, permirent aux soldats français, durant la guerre, de pénétrer dans les villages avec des engins autotractés. Mais il n'existait ni hôpital ni médecin, ni même infirmier. Seuls les « pères blancs », moines missionnaires catholiques, sillonnaient la région pour dispenser quelques soins. Les habitants leur préféraient les rebouteux et leurs potions. La mère de Slimane fut la première de la famille à mourir de la tuberculose - il ne se souvient plus de sa mère. Puis se fut au tour de son père et de chacune de ses quatre soeurs, les unes avant leur mariage, les autres après leur mariage, et aussi de son frères cadet, plus jeune que lui d'un an. Le jour de sa mort, la famille était aux champs et c'est lui qui assista. Slimane aussi contracta la tuberculose, mais il eut la chance d'être hospitalisé suffisamment tôt, à la ville : après trois années passées de sanatorium en hôpitaux, et deux opérations, il guérit. Il avait alors seize ans. Il retourna au Village.

Il retrouva sa grand-mère, qui les avait élevés après la mort du père. Femme frêle, aveugle, douce et patiente, elle savait tout. Elle lui enseigna les plantes et les chants d'oiseaux, ce qui arrive à chaque saison, ce qu'il faut faire quand on a peur, les contes et les chants, le savoir-faire et le savoir-vivre. Slimane aida son oncle si Moh aux travaux des champ.

La population, pour subsister, cultivait le blé, l'orge et quelques arbres fruitiers, surtout figuiers et oliviers, sur les versants arides des collines. Femmes et enfants travaillaient aux champs. Des troupeaux de moutons ou de chèvres de cinq ) dix têtes en moyenne par famille, une paire de bœufs, quelquefois un peu d'artisanat (poterie, bijouterie) et, pour les plus riches, de rares activités commerciales (moulin, pressoir à huile d'olive, atelier de séchage de figues) constituaient les sources de revenus des gens de la région. Seuls, le plus souvent, l'émigration des hommes valides vers la France permettait de nourrir les familles.

 

 

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la maison de l'oncle moh II

 

une histoire vraie.

 

L'histoire des Ouadhias est jalonnée de souvenirs de résistance à l'occupant. Dans le Djurdjura existent les grottes qui servirent de refuge aux insurgés de 1871, et l'on raconte encore comment ils y moururent enfumés. Les chants à la gloire des combattants ou rappelant les batailles importantes étaient connus des fellahs, et les légendes se transmettaient de génération en génération. Elles racontaient comment s'étaient battus les ancêtres. « ils sont venus avec le sang, ils sortiront avec le sang », chantaient les conteurs. « casser plutôt que courber », disaient les Anciens. Les petits-fils de cheikh Haddad, le chef historique de l'insurrection, vivaient dans la commune, encore auréoles de la gloire de leur ancêtre. En mai 1945, seul un ordre arrivé in extremis empêcha le soulèvement général. Depuis cette époque, la question de l'indépendance fut au cœur des préoccupations. Slimane, tout naturellement, militait. Il faisait le guet lors des réunions tenues la nuit dans les bois ou les ravins. Il distribuait des tracts au marché des Ouadhias. Encore enfant, il assurait les liaisons entre les groupes qui s'étaient constitués dans les villages. Lors d'une assemblée au printemps 1954, les dirigeants exposèrent la situation politique et la crise que traversait le MTLD. Ils demandèrent aux militants d'opter pour une méthode et des moyens de lutte armée. Une structure ultra-secrète fut constituée. Pour être enrôlé dans cette structure qui n'avait pas encore de nom, il fallait être en bonne santé, de conduite irréprochable et estimé de la population. Il fallait aussi être disponible à toute heure du jour et de la nuit. Les cellules créées étaient composées de deux militants et d'un responsable. Un cloisonnement total assurait le secret. Les futurs maquisards prêtèrent serment, la main sur le Coran, de « lutter par tous les moyens jusqu'à l'indépendance de l'Algérie ou la mort ». Une collecte de fonds pour l'achat d'armes et de munitions fut organisée : chaque militant donnait 25 000 francs, c'est-à-dire 250 francs actuels, pour l'achat d'armes individuelles ; des sympathisants aisés firent des dons, d'autres des prêts remboursables à l'indépendance. Si Yahia Mohand ou-Ali donna 30 000 francs et en prêta 100 000. Hallil Mohamed prêta 50 000 franc. Ben Chabane Kaci prêta 30 000 francs. Bamamba prêta 100 000 francs. Saïd Benarab (des Aïn Zaouïa) prêta 100 000 francs. Laïcha Amar vendit une paire de bœufs et hypothéqua ses terres pour donner 200 000 francs. Une directive en cinq points fut exécutée : réunir des provisions pour huit jours, avoir une trousse médicale pour les premiers soin, posséder une arme et des munitions, s'assurer d'un refuge en cas de danger, conserver une liaison régulière avec l'organisation.

Les militants apprirent à fabriquer de la poudre, de la dynamite, et le maniement des armes. Les notions de base du combat furent enseignées au cours de manoeuvres nocturnes : guet, marche de nuit, attaque de place forte, alerte, repli... Des mesures extrêmes de sécurité furent mises en place. Des alertes furent simulées, chaque militant appelé de nuit devait être prêt. Ordre était donné d'abattre les traître que l'on démasquerait. Il était interdit de se laisser arrêter. En cas d'arrestation, il fallait résister un minimum de vingt-quatre heures pour laisser aux militant le temps de disparaître. Certains militants quittaient leur demeure la nuit pour coucher en plein champ. Durant toute cette période préparatoire, deux points resteront inconnus des militants : les objectifs à attaquer, et la date et l'heure du déclenchement de l'insurrection. Au mois de Juin 1954, les effectifs de l'organisation étaient les suivants : 103 militants de l'organisation civile, une cinquantaine d'adhérants et bien plus de sympathisants, trente maquisards organisés dans l'organisation spécial.

Quelques jours avant la fin d'octobre, le responsable de la région arriva avec un texte, du matériel d'imprimerie, et un journaliste, Si Laichaoui, dépêché par l'organisation d'Alger. Les militants de l'organisation paramilitaire d'Ighil-Imoula assumèrent la mission de reproduire en plusieurs milliers d'exemplaires la « proclamation au peuple algérien », acte de naissance et charte du Front de libération nationale. Le document fut dactylographié sur stencils dans la maison de Ben Ramdani Omar et le tirage réalisé dans celle de Idir Rabah (Ben Ramdani Omar et Idir Rabah sont mort au maquis). Toute la nuit la ronéo tourna dans la chambre située au-dessus de la boutique de celui-ci et , pour couvrir le bruit de la machine, des militants transformés en clients particulièrement bruyants participaient au tirage d'une tombola organisée pour l'occasion.

Le 1er novembre 1954, c'est le village, d'Ighi-Imoula, commune des Ouadhias, qui eut l'honneur d'annoncer la grande nouvelle au pays tout entier :

« ...Plaçant l'intérêt national au-dessus de toutes les considérations mesquines et erronées de personne et de prestige, conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemis et aveugle, qui s'est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifique. Ce sont là, nous pensons, des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l'étiquette de Front de libération nationale.

Algérien ! Nous t'invitons à méditer notre charte ci-dessus. Ton devoir est de t'y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté. Le Front de libération nationale est ton front, sa victoire est la tienne. Quand à nous, résolus à poursuivre la lutte, sûrs de tes sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous même à la Patrie.

Le 1er novembre 1954. »

 

Le vendredi 28 octobre, six militants furent envoyés à Blida pour renforcer l'organisation d'Alger. Furent désignés : Hocine Slimane, Azzi Ali, Ramdani Mohamed, Laïcha Amar, Si-Yahia Cherif, Yantren Chaabane. Tous étaient d'Ighil-Imoula. Ils firent partie des soixante-quatorze éléments envoyés par la willaya de Kabylie à Blida pour attaquer la caserne Bizet, et à Boufarik pour incendier le dépôt de liège. Trois autres éléments du village, Abdellaoui Mohamed ou-Yahia, Larbani Ahmed, Abdelaoui Mahgoud el-Hacene, partirent en mission à Maatka. Ils rejoignirent le groupe après le 1er novembre 1954.

Dans la nuit du dimanche à lundi, veille du 1er novembre, de jeunes militants de l'organisation civile diffusèrent la proclamation du FLN dans les villages environnants, vers Boghni, les Ouadhias, Maatka. Dans la même nuit, les militants chargés du déclenchements de la lutte armée furent rassemblés. La veille, Slimane avait inspecté les grottes dans la montagne et vérifié les approvisionnements. Le Djudjura, reposant sur ses lourdes bases, ne menaçait pas, il protégeait. Les villages se blottissaient contre son flanc ; d'autres, juchés sur les pitons cadets, tournaient leur regards vers lui comme vers un père protecteur. Dans la nuit Kabyle, en cette veille du 1er novembre 1954, sous les étoiles claires du ciel d'hiver, le pays dormait, enveloppé dans les pans de son grand burnous brun. Plus Slimane pénétrait dans la montagne, plus il se sentait assuré. Les rochers figuraient les sentinelles gardant l'esprit du pays réfugié sur les cimes enneigées. Même les hautes collines apparemment vides d'hommes lui apparaissaient peuplées. Couronnant les pitons, les villages rebelles se confondaient avec la roche ocrée. Slimane songeait à la prophétie de sa grand-mère, rapportée un soir de veillée : « Quand la montagne descendra vers la plaine, les roumi partiront à jamais ».

Ce fut dans la plaine de Tizi n'Tleta, au lieu-dit Azagoum Ben Abelli, que Slimane et ses compagnons apprirent l'heure du déclenchement de la lutte armée et les objectifs à attaquer :

0 h 45, marche sur Tizi n'Tleta ; 1 h précise, attaque et incendie de la mairie et du bureau du caïd Amrane. Juste auparavant, scier les poteaux téléphoniques pour isoler le centre de Tizi n'Tleta, ensuite repli sur le refuge prévu au nord-ouest d'Ighil-Imoula, au lieu-dit Nador. Quelques minutes avant une heure du matin, le groupe dirigé par Slimane attaquait. Dés leurs arrivée, le gardien de nuit se manifesta. Caché dans une voiture en stationnement, il refusa de se rendre et tira plusieurs coups de feu, ignorant qu'ils étaient armés ? Ils tirèrent et le blessèrent grièvement. Des coups de feu furent aussi tirés en direction de mairie, où une machine à écrire fut détruite. Mais ils renoncèrent à incendier la mairie pour ne pas porter tord à la population civils. Après cette action, le groupe se replia sur le refuge, comme prévu. Ils y demeurèrent plusieurs jours, préparant les conditions de leur nouvelle lutte. Elle devait durer sept ans et demi.

Dans la nuit, plus que la lune la joie éclairait le visage de Slimane. Il pensait, les mains fermement ajustées au corps du fusil : « Mort ou vif, de toute façon la victoire est au bout du fusil ».

 

DT

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