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Le "faux" traducteur [Trés drôle]


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Bonjour,

 

En lisant un texte de Philipe Jaenada intitulé "Une place au compltoir", je suis tombé dans cet extrait que je voulais partager avec vous. Une histoire très drôle racontée par Paul Moya. ça nous apprend que : quand un truc, quel qu'il soit, s'est solidement installé, on ne peut plus le déloger. Je vous laisse donc avec cet extrait formidablement rédigé :

 

Il y a quelques années, il m'est arrivé un drôle de truc, ça n'a rien à voir avec les groupes et les bars, mais tant pis. Ça a à voir avec le temps qui passe, donc c'est bon. J'écrivais des historiettes dans Nous Deux depuis un moment, et j'avais envie de passer dans la catégorie supérieure : le roman à l'eau de rose. Dans l'annuaire, j'ai pris le numéro de grand éditeur de poche, et j'ai demandé au standard le poste "romans sentimentaux". On me l'a passé aussitôt, mais on s'est gourré car une femme très sympathique a décroché et m'a informé que non, je n'étais pas du tout au service "romans sentimentaux" mais au service "traduction". Elle était vraiment sympathique, cette femme, et m'a demandé en rigolant si je n'étais pas traducteur, par hasard, parce qu'elle en manquait cruellement par les temps qui couraient à l'époque. Sur le ton de la rigolade (j'aime bien ça), je lui ai répondu que si, justement, et pas qu'un peu, l'un des meilleurs, c'est incroyable qu'on m'ait orienté vers elle par erreur, il y a parfois dans la vie de ces coïncidences qui laissent perplexe. En fait, je n'avais que de très lointains souvenirs de mes cours d'anglais au lycée, et maniait la langue de Shakespeare avec à peu près autant d'aisance que ma grand-mère. Et je croyais, bêtement, qu'elle l'avait compris. Après dix ou quinze minutes de conversation joyeuse, elle m'a proposé de lui envoyer un CV, ce que j'ai accepté sans penser un instant qu'elle était sérieuse (comment peut-on croire un inconnu qui vous dit qu'il est l'un des meilleurs traducteurs de France et que pas un chef-d'oeuvre ne lui fait peur tant il brille dans la discipline ?), mais avec le seul désir de poursuivre par courrier un échange agréable avec une personne qui semblait vraiment très sympathique. Car devenir un jour traducteur, pour moi, c'était dans le même sac que devenir un jour pilote de chasse ou sauteur à la perche. J'ai donc rédigé, pour la faire rire, le CV le plus farfelu et le plus mensonger qu'ait jamais rédigé le moins scrupuleux des candidats désespérés à un poste quelconque (j'avais une maîtrise d'anglais, j'avais vécu trois ans à New-York, traduit là-bas d'innombrables ouvrages "assez compliqués", je me cantonnais ici à des manuels techniques car l'opportunité littéraire ne s'était pas présentée...), et trois jours plus tard j'ai reçu un chapitre de roman de gare américain en guise de test. Je commençais à me demander si elle plaisantait toujours. Dans le doute, j'ai machinalement lu le texte, court, n'y ai rien compris, et me suis donc muni d'un dictionnaire pour le traduire un mot après l'autre, scrupuleusement, soigneusement. Trois jours plus tard, satisfaite, elle m'envoyait un livre entier à traduire. J'avais besoin d'argent, je m'y suis mis. Il m'a fallu près d'un siècle pour en venir à bout mais, très satisfaite, elle m'en a confié un autre aussitôt. C'est ainsi que je suis rapidement devenu l'un des traducteurs les plus productifs de la maison (et quasiment de France, donc). Il ne s'agissait que de romans de seconde zone, je ne me gênais donc pas pour inventer des passages entiers quand je ne comprenais vraiment rien (très vite, elle n'a plus relu les manuscrits que je rendais, me faisant entièrement confiance). Même si "j'avais le boulot", je ne pouvais évidemment pas lui avouer la tricherie (c'était correctement rémunéré (comme j'étais payé à la page en français, il m'est arrivé d'ajouter jusqu'à 200 pages de mon cru à un livre – je me servais de moins en moins du dictionnaire) et plutôt distrayant à faire : je n'étais pas prêt, par simple souci d'honnêteté, à prendre le risque de perdre ce bon emploi). Un soir, elle m'a invité à dîner chez elle. A la fin du repas, elle m'a tendu un livre ouvert en me disant :

 

– Lis ça, c'est super drôle.

 

C'était en anglais, je ne comprenais pas ce qui était écrit, mais puisque c'était super drôle, j'ai beaucoup ri. Nous sommes devenus, peu à peu, très amis. La trois ou quatrième fois que je suis allé dîné chez elle, je me suis mis à observer, rêveusement et sans me rendre compte de ce que je faisais (comme le dernier des abrutis), un grand plan de Manhattan punaisé dans son couloir.

 

– Tu habitais où, quand tu étais là-bas ?

 

J'ai dû décoller du sol d'une bonne dizaine de centimètres en entendant sa voix derrière moi, et à peine retombé, j'ai posé mon doigt par réflexe terrifié sur un endroit quelconque sous Central Park.

 

Le temps passait, et si je m'enfermais dans mes mensonges, ce n'était plus pour garder mon travail (j'avais déjà largement fait mes preuves en tant que traducteur instinctif), mais pour ne pas apparaître comme le pire des fourbes aux yeux d'une femme qui m'invitait chez elle au moins une fois par semaine. Au bout d'un moment, avouer n'est plus possible (on ne raconte pas de tels bobards idiots aux gens qui nous sont les plus proches). Aujourd'hui, nous nous connaissons depuis dix ans, elle est devenue ma meilleure amie, et elle croit toujours que j'ai passé trois ans à New York et que je parle anglais comme Tom Cruise. Il est trop tard, depuis longtemps, pour la décevoir. C'est là que je voulais en venir : quand un truc, quel qu'il soit, s'est solidement installé, on ne peut plus le déloger. Niet.

 

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