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Ces vieux Algériens qui ont bâti la France avant d'être rejetés


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Ecrite par Nasser Dejmaï, un auteur français d’origine algérienne, la pièce Invisibles donne la parole aux vieux travailleurs maghrébins qui vivent leurs dernières années dans des foyers Sonacotra. Pour toucher leur faible retraite, ils sont condamnés à rester seuls en France, loin de leur famille.

 

Le rituel est immuable. L’après-midi se passe autour de la table. Les dominos ou les cartes passent de main en main. Cinq «chibanis», des hommes aux cheveux en arabe, attendent juste que le temps défile.

 

«On parle des papiers, de la mosquée, c’est tout. Les métiers à nous, y a rien à dire. C’est pas intéressant», s’exclame l’un des personnages. Mais dans ce quotidien où tout se répète, un jeune homme, en quête d’un père inconnu, va tout bouleverser. A la recherche de réponse sur ses origines, Martin nous sert de guide dans le petit monde de Driss, Hamid, Majid, El Hadj et Shériff. «Là, t’es dans ma chambre, 5m2, c’est mon cercueil», lui explique l’un de ces retraités.

 

Cet univers, c’est celui des anciens travailleurs immigrés, de ces hommes venus des colonies pour reconstruire la France, de ces forçats des Trente glorieuses. Arrivés dans les années 60, ils ont péniblement gagné leur croûte en rêvant de construire une maison au bled ou de simplement faire vivre toute leur famille restée au pays. «Toute l’année, je ne remplis pas mon estomac pour remplir les valises avec les cadeaux», décrit Driss. Leur vie sur les chantiers est terminée depuis longtemps, mais le calvaire continue. Pour toucher leur maigre pension, ils doivent en effet résider en France au minimum six mois par an. Coincés dans des foyers Sonacotra, des habitats collectifs spécialement conçus à l’époque pour la main d’œuvre migrante, ils sont oubliés de tous.

 

Redonner la parole

 

En consacrant une pièce à ces hommes déracinés, Nasser Djemaï a voulu les rendre visible et leur redonner leur dignité. Après avoir monté deux spectacles en solo, Une étoile pour Noël et Les vipères se parfument au jasmin, cet auteur de 41 ans a abandonné le one man show pour écrire sur un sujet qui le touche personnellement. Son père, un maçon algérien, a lui-même débarqué à Marseille en 1968 pour rejoindre la cohorte de travailleurs maghrébins. Après avoir trouvé un emploi dans une mine de ciment en Isère, il a fait venir sa femme et ses deux enfants en 1970. Nasser est né en France, un an plus tard.

 

Pour construire l’histoire d’Invisibles, le metteur en scène s’est inspiré de ces souvenirs familiaux, mais il a également été recueillir la parole de ces anciens ouvriers. «Je suis allé dans des foyers Sonacotra à Grenoble, dans des cafés, et j’ai rencontré des chibanis aussi sur des bancs», raconte-t-il. Touché par ces témoignages, le dramaturge a surtout été marqué par leur force de caractère: «Prendre la vie comme elle est, sans amertume. Ce ne sont jamais des plaintes. C’est surtout des gens à la fois humble, silencieux et digne». Reclus dans leurs modestes chambres, ces «chibanis» vivent pourtant une tragédie moderne. Abandonnés par la société, ils souffrent de solitude.

 

«Cela me fait penser au Tonneau des Danaïdes, cet espèce de travail sans fin, de ces hommes qui se sont sacrifiés pour le travail, pour survivre, pour faire vivre des familles ou des villages entiers. A quel prix ? Celui de l’isolement», constate Nasser Djemaï.

 

Des étrangers en France et dans leur pays

 

Ecartelés entre les deux rives de la Méditerranée, le retour de ces retraités n’est pas non plus si simple. «On m’attend moi ou mon argent?», s’interroge l’un des personnages d’Invisibles. Après avoir passés plus de 40 ans loin des leurs, à n’envoyer que des billets ou des cadeaux durant l’été, l’absence a fait des dégâts.

 

«Ils ne connaissent pas leur famille, leurs enfants. Ce sont des étrangers pour leur propre famille. Cette absence les a complètement grignoté, les a fait disparaître, les a rendu étranger», estime l’auteur.

 

Ces chibanis ne sont finalement ni à leur place sur leur terre natale si sur celle d’adoption. Partis à une époque désormais révolue, ils ont gardé en tête les images d’un Maghreb d’antan: «Cette sorte d’horloge brisée, de carte postale du pays d’origine qui n’est plus la réalité, qui a complètement évolué. Le retour au pays est aussi source d’incompréhension, de malentendus et de tensions. Cela provoque une espèce d’éternel aller-retour entre les deux pays».

 

Reniés en tant que travailleurs et immigrés, ces vieux messieurs n’intéressent personne. Selon Nasser Djemaï, cette indifférence est le fruit de notre histoire:

 

«Ces hommes n’ont pas été considérés comme des hommes pendant très longtemps. La preuve, on a oublié qu’ils allaient vieillir un jour. Il y a encore cette dimension de sous-hommes, de bêtes de somme, qui ne sont bons qu’à travailler. C’est comme des mulets. (…) Ce sont ces mêmes bêtes qu’on a envoyé en première ligne dans la guerre contre les Allemands et qu’on a torturé pendant la guerre d’Algérie parce qu’on ne torture pas des hommes, on torture des sous-hommes».

 

Le cœur est là-bas

 

Bouleversé par le destin de ces émigrés usés, le personnage du jeune Martin voudrait transformer leur quotidien, les forcer à quitter ces logements insalubres ou encore les pousser à revendiquer leurs droits. Mais cette génération d’anciens n’a plus la force de se battre pour récolter de maigres compensations. Dans le foyer Sonacotra qui tient lieu de décor, Driss, Hamid, Majid, El Hadj et Shériff n’ont qu’une chose en tête: retrouver leur terre. «Le cœur, il est là-bas, mourir ici, c’est pas possible». Le propos de la pièce est grave, mais ces hommes ne se départissent jamais de leur humour: «Je suis partie là bas avec la valise, et je reviendrai dans la boîte ». A la fois émouvants et piquants, ces Invisibles pointent du doigt les travers de notre société. Un monde, où on laisse de côté ceux qui ont pourtant tant donné

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