Terbhou 10 Posted April 3, 2012 Partager Posted April 3, 2012 Ce n’est plus de l’extérieur, avec ces totalitarismes idéologiques que sont le fascisme, le communisme ou le terrorisme, que proviennent aujourd’hui, pour la démocratie, les plus grands dangers. Mais de l’intérieur: ceux que la démocratie génère, sans le savoir, en son sein, jusqu’à menacer, paradoxalement, son existence. Telle est la thèse que développe l’historien Tzvetan Todorov dans son essai : «Les ennemis intimes de la démocratie» (Robert Laffont, 257 p., 20,30 euros). Daniel Salvatore Schiffer*: Nombreux sont les ouvrages qui dénoncent les ennemis externes et ouvertement déclarés, tels le fascisme, le communisme, le terrorisme ou le fondamentalisme islamiste, de la démocratie. Vous, plus subtilement, mais aussi de manière plus complexe, vous en analysez, dans votre dernier livre, ceux que vous y qualifiez d’«ennemis intimes», et donc souvent secrets, de cette même démocratie. Pouvez-vous expliquer cette nuance ? Tzvetan Todorov: Tout d’abord, pour moi, homme né au XXe siècle, avantla Seconde Guerre mondiale, et en Bulgarie, pays qui vivait alors sous la dictature soviétique, les ennemis de la démocratie étaient, avant tout, des ennemis extérieurs: ceux qui refusaient le principe même de la démocratie et prétendaient la remplacer par quelque chose qu’ils réputaient « supérieur ». Dans les pays d’Europe occidentale, il s’agissait, dans l’entre-deux-guerres, du fascisme. Bon nombre de ses meilleurs esprits pensaient d’ailleurs, à cette époque-là, que la démocratie était fatiguée ou affaiblie, que ce régime ne correspondait pas aux aspirations populaires et qu’il fallait donc en trouver un autre. C’est cette vision des choses qui a assuré en grande partie la montée, dans plusieurs de ces pays (l’Italie,la Croatie, l’Espagne, le Portugal…), des dictatures fascistes. Mais même dans les pays où il n’y avait pas, sur le plan politico-idéologique, ce genre de totalitarisme, comme en France ou en Belgique, il y avait néanmoins d’importants partis d’extrême droite, et même un vaste courant d’opinion, qui allaient en ce sens: songeons, par exemple, à la France de Pétain ou àla Belgique de Degrelle. Au lendemain dela Seconde Guerre mondiale, c’est une autre variante dictatoriale qui a vu le jour: une menace qui venait alors des pays d’Europe de l’Est, des totalitarismes communistes, incarnés par le bloc soviétique. La Bulgarie, pays où vous êtes né et avez grandi, avant que de la quitter pour venir vous établir en Occident et y trouver cette liberté qui vous manquait tant dans votre jeunesse, était, précisément, un de ces pays vivant sous la dictature stalinienne. Exactement. On nous y décrivait alors l’Occident, les Etats-Unis d’Amérique en particulier, comme impérialiste et agresseur, prêt à bondir sur nous à tout instant, dont il fallait donc se méfier et combattre de toutes nos forces. J’ai moi-même été éduqué dans cet état d’esprit. Mais je suis heureux de constater qu’avec la chute du Mur de Berlin en 1989, il y a maintenant plus de vingt ans, la menace totalitaire y a vraiment été mise à mal, à l’instar des régimes fascistes après la Seconde Guerre mondiale et qui, suite à ce coup fatal, se sont, heureusement, éteints. Depuis l’effondrement de l’Empire Soviétique est donc né également, dans l’Europe de l’Est, un certain espoir, que beaucoup d’entre nous ont partagé, en y voyant cette sorte de triomphe tranquille de la démocratie dans la mesure où celle-ci n’avait plus, alors, d’ennemis extérieurs et déclarés. A cette différence près, cependant, c’est que ces deux types de dictature ont été remplacés par un troisième type de dictature: l’extrémisme religieux, avec son corollaire qu’est le terrorisme islamiste, même si vous dites, par ailleurs, que ce genre de dictature, tout en étant grave et dangereux, n’a aucune comparaison, au vu de l’ampleur des massacres, des victimes et des morts, avec les deux autres. Oui : la comparaison ne tient pas. On peut certes condamner tel ou tel régime islamiste, mais aucun d’eux n’a jamais représenté un péril comparable à celui, sous le stalinisme, de l’Armée Rouge. C’est sans commune mesure ! On pourrait même dire, d’une certaine manière, que les terroristes islamistes, pour condamnables qu’ils soient, ressemblent davantage, aujourd’hui, à ces groupuscules armés qu’étaient autrefois, en Allemagne, la «Fraction Armée Rouge», ou, en Italie, les «Brigades Rouges». Car il s’agit là d’actions terroristes ponctuelles, qui peuvent certes tuer et causer beaucoup de dégâts, mais qui s’avèrent néanmoins incapables de menacer les fondements mêmes de l’Etat. De même, les régimes théocratiques qui existent aujourd’hui en dehors de l’Europe, comme en Iran ou en Arabie Saoudite, ou les dictatures politico-militaires, comme en Chine ou, pire encore, en Corée du Nord, ne peuvent-ils être considérés, pour les démocraties occidentales, comme des rivaux. Pourquoi ? Parce qu’ils ne représentent pas d’alternative crédible, ni sérieuse, aux yeux des peuples européens. Cependant, cet apaisement auquel on pouvait s’attendre, après la chute du Mur de Berlin et la fin de ce que l’on appelait la «guerre froide», ne s’est pas tout à fait produit. Car on s’est aperçu que la démocratie sécrète des ennemis qui lui sont propres, qui proviennent de son sein même. Ce sont, en quelque sorte, ses enfants illégitimes: une dérive liée aux principes démocratiques eux-mêmes. La démocratie générerait donc en elle-même, paradoxalement, ses propres effets pervers, lesquels la menacent, ainsi, de l’intérieur, et non plus simplement, comme c’était le cas auparavant, de l’extérieur: l’idéal démocratique perverti et comme trahi par lui-même, en somme, à son insu et même, si l’on peut dire, de bonne foi ! En effet : des effets pervers d’exigence profondément démocratique! Dans mon dernier livre, intitulé donc «Les ennemis intimes de la démocratie», je m’arrête sur trois grands exemples, que j’y analyse en détail. Quel en est, précisément, le premier exemple? C‘est ce que j’y appelle «l’exigence de progrès», inhérent au projet démocratique lui-même. Car la démocratie n’est pas un état qui se satisfait, par principe, de la situation déjà existante. Elle n’obéit pas à une philosophie conservatrice, à une pensée fataliste, au maintien de ce qui a toujours existé ou au respect inconditionnel des traditions. Elle ne se réfère pas, non plus, à quelque ancien livre sacré, une sorte de code qu’il faudrait toujours appliquer de manière parfaite. Certes ce facteur de progrès est louable en soi, mais ce qui se passe néanmoins, à certaines périodes de la démocratie, c’est qu’elle se voit animée d’une conviction particulièrement forte: celle de se croire porteuse d’un bien supérieur et de considérer dès lors légitime de l’imposer par la force, et y compris par les armes, aux autres. C’est ce qui s’est malheureusement passé, ces derniers mois, en Libye, mais aussi, il y a quelques années, en Irak ou en Afghanistan. C’est bien évidemment là un paradoxe, et non des moindres, puisque cette aspiration au progrès, qui est une des principales caractéristiques de la démocratie, devient, ainsi, une source de destruction pour les pays qui ne la partagent pas. En d’autres termes: le mal surgit ici, par le plus grand des paradoxes en effet, du bien ! C’était d’ailleurs là le titre de l’un de mes ouvrages précédents, publié en 2000: «Mémoire du mal, tentation du bien». Quel est, pour suivre logiquement votre raisonnement, ce deuxième danger que la démocratie sécrète, le plus souvent à son insu, en elle ? Ce deuxième danger provient, là aussi paradoxalement, de l’un des plus beaux traits, de l’un des acquis majeurs, de la démocratie, libérale par définition : la défense de la liberté individuelle. Car la démocratie ne se contente pas de défendre la souveraineté du peuple ; elle protège, aussi, la liberté de l’individu, y compris d’une intervention abusive de ce peuple. C’est en cela que la démocratie libérale est différente de ce que l’on appelait autrefois, sous les régimes staliniens, les «démocraties populaires», lesquelles niaient toute autonomie à l’individu. Mais le problème, c’est que, dans nos démocraties libérales, l’économie, qui est le fruit de la libre entreprise des individus, y a à ce point supplanté le politique, que finit par y régner - c’est là un des effets pervers de l’initiative individuelle non contrôlée - l’obsession du profit, et donc, inévitablement, l’emprise des plus riches sur les plus pauvres. Bref, ce type de libéralisme devient ainsi là, lui aussi, une autre forme de pouvoir dictatorial: la tyrannie du capitalisme au détriment de la protection, par l’Etat, du peuple. Cet appât du gain individuel menace le bien-être du corps social. Quel est le troisième péril interne, enfin, de la démocratie? C’est le populisme, qui est l’envers pervers de la démocratie puisqu’il s’agit là de consulter le peuple, et que, bien évidement, la démocratie sans le peuple, n’est plus, par définition, la démocratie. Car le populisme, dont l’inconvénient majeur est de chercher une adhésion immédiate et totale des masses populaires, se prête souvent à la manipulation médiatique la plus outrancière et facile, avec, comme but, une prise de décision, de la part de ces mêmes masses, sous le seul coup de l’émotion et donc en dehors de toute rationalité. Ce risque de manquer ainsi du discernement nécessaire aux décisions importantes, pour la communauté, constitue un réel danger pour le bon fonctionnement, à travers la juste et adéquate séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), de toute démocratie digne de ce nom. Tout ce que vous venez de dire là se trouve par ailleurs parfaitement résumé dès les premières pages de votre livre: chapitre que vous avez intitulé «Malaise dans la démocratie». Vous y écrivez en effet, textuellement: «La démocratie sécrète en elle-même des forces qui la menacent, et la nouveauté de notre temps est que ces forces sont supérieures à celles qui l’attaquent du dehors. Les combattre et les neutraliser est d’autant plus difficile qu’elles se réclament à leur tour de l’esprit démocratique et possèdent donc les apparences de la légitimité.» C’est là, en effet, une excellente synthèse du propos central de mon livre. * Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, essayiste, et professeur à l'Académie Royale des Beaux-Arts de Liège. Dernier ouvrage paru: «Le Dandysme. La création de soi» (François Bourin Editeur). Bibliobs Citer Link to post Share on other sites
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