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Albert Camus, un écrivain pris en otage à Aix-en-Provence


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LE MONDE | 14.09.2012 à 15h17

 

Par Catherine Simon (Aix-en-Provence (PACA), envoyée spéciale)

 

Elle arrive presque à l'heure, son caniche dans les jambes, gouailleuse et souriante, claquant la bise aux réceptionnistes de l'hôtel de ville, avant de foncer vers son bureau. Maryse Joissains-Masini ? Une catcheuse. "Vent debout !", aime-t-elle dire. Le goût de la bagarre fait partie de l'image de marque de la maire (UMP) d'Aix-en-Provence, comme la croix en or qu'elle porte en pendentif ; ou comme son fidèle Omar, un ancien harki, devenu, revendique-t-elle, son "plus proche collaborateur" ; sans oublier les "peuchère !" qui scandent ses envolées. Une nature, en somme.

 

 

D'Albert Camus (1913-1960), elle a lu, "comme tout le monde", les romans étudiés à l'école : L'Etranger et La Peste. C'est peu ? Il n'empêche ! Maryse Joissains, également présidente de la communauté des pays d'Aix, se battra comme une lionne pour que se tienne cette fichue exposition, programmée en 2009, annulée au printemps 2012, puis reprogrammée au milieu de l'été... "L'expo Camus, on la fera !", s'enflamme-t-elle. En temps et en heure, insiste-t-elle : en novembre 2013, c'est promis, à l'occasion du centenaire de la naissance de l'écrivain ; et à Aix-en-Provence, c'est juré, puisque le fonds Camus s'y trouve entreposé. Mais l'opération se montera-t-elle avec ou sans l'aval de l'association Marseille-Provence 2013, alias MP13 ? C'est là une des énigmes - pas la seule - de la rocambolesque "affaire Camus".

 

La très officielle association MP13, chargée de coordonner l'ensemble des manifestations qui vont accompagner, tout au long de l'année 2013, le sacre de Marseille, couronnée par l'Union européenne "capitale européenne de la culture", va réunir son conseil d'administration le 15 octobre. Ce jour-là, les dirigeants de MP13 décideront s'ils soutiennent, ou non, le projet d'une exposition Camus dont le nouveau commissaire pressenti, le philosophe Michel Onfray, recruté par la mairie d'Aix-en-Provence après l'éviction de l'historien Benjamin Stora, aurait la lourde charge (Le Monde du 3 août).

 

"Si MP13 ne soutient pas Onfray, gronde Maryse Joissains-Masini, je passerai à la vitesse supérieure ! Car ce serait un acte de censure, digne des régimes soviétiques", tonne la première magistrate d'Aix-en-Provence. C'est ce qu'elle a déjà indiqué, en termes à peine moins crus, dans une lettre adressée, le 22 août, à la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, après que cette dernière eut fait savoir qu'elle désapprouvait la mise à l'écart de Benjamin Stora, spécialiste de l'histoire de l'Algérie coloniale, et retirerait label et subvention à tout nouveau projet. Le retrait du ministère "pourrait être interprété comme une forme de censure et serait lourd de conséquences", a menacé l'élue aixoise - sans qu'on voit très bien comment elle, ou Michel Onfray, auteur de L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus (Flammarion), pourraient s'y opposer.

 

Le philosophe de Caen, anticipant la chose, s'est lui aussi indigné, jeudi 13 septembre, dans les colonnes du Nouvel Observateur, de l'attitude du ministère. La subvention de la Rue de Valois n'est donc "pas pour le projet Camus, mais pour un commissaire d'exposition" : voilà ce qu'il faudra comprendre, si, d'aventure, ladite subvention n'est pas versée pour "son" exposition, a prévenu Michel Onfray ! Bien vu. A une question près : "le projet Camus" existe-t-il, indépendamment de son commissaire ? A Aix-en-Provence, tout le monde a bien compris que non.

 

"Que Catherine Camus [fille et ayant-droit de l'écrivain] souhaite une exposition en hommage à son père, très bien. Mais qu'on ait pu choisir Benjamin Stora pour l'organiser, c'est une aberration", estime Jean-François Collin, s'exprimant, il y tient, "à titre personnel". Michel Onfray, qu'il n'a "pas lu encore", lui semble un "homme plus mesuré" et le choisir comme commissaire indique "un progrès très net", se félicite notre interlocuteur.

 

Président de l'Adimad, une association d'aide aux "anciens détenus de l'Algérie française" - c'est-à-dire, principalement, aux partisans de l'OAS, emprisonnés après la tentative de putsch en Algérie, au printemps 1958 -, Jean-François Collin assure n'avoir jamais été averti de ce projet d'exposition. Pas plus que ne l'ont été les autres associations de pieds-noirs, qui ont leurs bureaux - et leurs oriflammes - dans la Maison du Maréchal-Juin, inaugurée, en 1992, par le maire de l'époque, le socialiste Jean-François Picheral.

 

Cependant, ajoute le président de l'Adimad, "si jamais Maryse Joissains m'avait demandé mon avis, je lui aurai dit que BenjaminStora, cet Israélite de Constantine, historien autoproclamé de la guerre d'Algérie et qui soutient les thèses du FLN, est vomi par la communauté des Français d'Algérie".

 

Ainsi parlent les "nostalgériques", frange extrémiste d'une communauté, présumée homogène, que les élus locaux, de gauche comme de droite, à Aix-en-Provence et dans la plupart des communes du Midi, continuent de ménager.

 

"Dès qu'on parle de l'Algérie, aïe ! tous les élus s'immobilisent", s'amuse Maryse Etienne, aixoise et veuve du sociologue Bruno Etienne (1937-2009), spécialiste de l'Algérie et de l'islam. Sur les quelque 130 000 habitants d'Aix-en-Provence, on compte "entre 10 % et 15 % de pieds-noirs - beaucoup moins qu'en 1962", reconnaît d'ailleurs volontiers la maire de la ville.

 

"Les élus sont victimes du fantasme d'un vote communautaire. Et tous font le dos rond", fulmine, à Paris, le socialiste Georges Morin, lui-même natif d'Algérie et président de l'association Coup de soleil. "Le vote pied-noir n'existe pas", renchérit, à Marseille, un autre natif d'Algérie, l'historien Jean-Jacques Jordi, dont une Histoire des pieds-noirs (Armand Colin) doit être publiée cet automne.

 

"Ici, l'Algérie, c'est de la chair à nu", lance néanmoins Sophie Joissains, fille de madame la maire, chargée de suivre le dossier Camus. La municipalité d'Aix-en-Provence y est tellement sensible qu'elle a fait annuler, au moment de l'anniversaire des accords d'Evian (19 mars 1962), la série de manifestations culturelles que des associations voulaient organiser. Une pièce de théâtre, des tables rondes et la projection du film de Pontecorvo La Bataille d'Alger sont ainsi passées à la trappe, ce programme n'ayant pas été validé par la municipalité.

 

"C'est grâce à la lecture de Camus, qui nous disait de ne pas écouter les voix de la haine, qu'on a tenu le coup. Il dénonçait l'iniquité du système colonial et, en même temps, il était des nôtres", se souvient Georges Morin, qui fut lycéen à Constantine, pendant la guerre d'Algérie. "En virant Stora de l'exposition d'Aix, on vire ce Camus-là, avec ses doutes qui fâchent", assure-t-il.

 

"Valeurs du FN"

 

Le président de Coup de soleil a signé, à l'instar d'historiens, parmi lesquels Jim House, Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, une motion de soutien à Benjamin Stora, dont l'éviction constitue, estiment-ils, "un acte grave de censure". Cible visée : Maryse Joissains et les "nostalgiques du temps colonial".

 

A ces mots, la principale intéressée s'étrangle - et menace de porter plainte. Rayon bagarre, décidément, 2012 l'aura gâtée ! Battue aux élections législatives, Maryse Joissains-Masini, supportrice de Nicolas Sarkozy et proche, a-t-elle affirmé publiquement, des "valeurs du Front national", se défend comme un beau diable. Ce "Benjamin Onfray... euh non ! Stora", se rattrape-t-elle, elle n'a "rien contre lui". Elle serait même ravie qu'il vienne à Aix, pour "faire des conférences - avec Onfray, pourquoi pas ?".

 

Cet oecuménisme tardif fait sourire le centriste François-Xavier de Peretti, l'un des élus de l'opposition. "Qui a eu la peau de Benjamin Stora ? Le clan Joissains. Il n'aurait jamais sauté sans qu'ils le veuillent", affirme-t-il. Sur le cours Mirabeau, l'automne sera chaud...

 

L'énigme Catherine Camus

 

Gérant l'oeuvre et le fonds de son père, Catherine Camus a "droit de vie et de mort sur l'exposition Camus", assure un proche du dossier. C'est elle qui a décidé de "retirer son crédit" à Benjamin Stora, précise, pour sa part, Michel Onfray. La fille de l'écrivain, "comme tous les héritiers écrasés", est "fragile", estime Maryse Joissains-Masini. "Elle n'assume pas, c'est le problème avec elle", ajoute la maire d'Aix-en-Provence.

 

Dans une lettre au Monde, Catherine Camus écrit, le 5 septembre : "Compte tenu de ce qui s'est passé, de la façon dont le sujet a été traité et des personnes qui en sont les acteurs, je ne crois pas utile d'y ajouter ma voix. (...) Il ne me semble pas que l'oeuvre et la pensée de mon père soient mises en débat ; par ailleurs, je n'ai jamais eu, ni voulu avoir, un rôle décisionnaire dans cette opération." Comprenne qui pourra...

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