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Domination masculine,


Guest Damnée sur terre

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Guest Damnée sur terre

En faisant des recherches sur le net, un jour, je suis tombée sur ce texte, tiré du livre de Pierre BOURDIEU intitulé "La domination masculine"

 

Donc j'ai voulu partager avec vous et pourquoi pas débattre,

 

Il ne suffit (...) pas de remarquer que les femmes s’accordent en général avec les hommes (qui, de leur côté, préfèrent des femmes plus jeunes) pour accepter les signes extérieurs d’une position dominée ; elles prennent en compte, dans la représentation qu’elles se font de leur relation avec l’homme auquel leur identité sociale est (ou sera) attachée, la représentation que l’ensemble des hommes et des femmes seront inévitablement conduits à se faire de lui en lui appliquant les schèmes de perception et d’appréciation universellement partagés (dans le groupe considéré). Du fait que ces principes communs exigent de manière tacite et indiscutable que l’homme occupe, au moins en apparence et vis-à-vis de l’extérieur, la position dominante dans le couple, c’est pour lui, pour la dignité qu’elles lui reconnaissent a priori et qu’elles veulent voir universellement reconnue, mais aussi pour elles-mêmes, pour leur propre dignité, qu’elles ne peuvent vouloir et aimer qu’un homme dont la dignité est clairement affirmée et attestée dans et par le fait qu’« il les dépasse » visiblement. Cela, évidemment, en dehors de tout calcul, à travers l’arbitraire apparent d’une inclination qui ne se discute ni ne se raisonne, mais qui, comme l’atteste l’observation des écarts souhaités, et aussi réels, ne peut naître et s’accomplir que dans l’expérience de la supériorité dont l’âge et la taille (justifiés comme des indices de maturité et des garanties de sécurité) sont les signes les plus indiscutables et les plus clairement reconnus de tous.

 

Il suffit, pour aller jusqu’au bout des paradoxes que seule une vision dispositionnaliste permet de comprendre, de noter que les femmes qui se montrent les plus soumises au modèle « traditionnel » -en disant souhaiter un écart d’âge plus grand- se rencontrent surtout chez les artisans, les commerçants, les paysans et aussi les ouvriers, catégories dans lesquelles le mariage reste, pour les femmes, le moyen privilégié d’acquérir une position sociale ; comme si, étant le produit d’un ajustement inconscient aux probabilités associées à une structure objective de domination, les dispositions soumises qui s’expriment dans ces préférences produisaient l’équivalent de ce que pourrait être un calcul de l’intérêt bien compris. Au contraire, ces dispositions tendent à s’affaiblir -avec, sans doute, des effets d’hystérésis qu’une analyse des variations des pratiques non seulement selon la position occupée, mais aussi selon la trajectoire permettrait de saisir- à mesure que décroît la dépendance objective, qui contribue à les produire, et à les entretenir (la même logique de l’ajustement des dispositions aux chances objectives expliquant que l’on puisse constater que l’accès des femmes au travail professionnel est un facteur prépondérant de leur accès au divorce). Ce qui tend à confirmer que, contrairement à la représentation romantique, l’inclination amoureuse n’est pas exempte d’une forme de rationalité qui ne doit rien au calcul rationnel ou, en d’autres termes, que l’amour est souvent pour une part amor fati , amour du destin social.

 

On ne peut donc penser cette forme particulière de domination qu’à condition de dépasser l’alternative de la contrainte (par des forces) et du consentement (à des raisons), de la coercition mécanique et de la soumission volontaire, libre, délibérée, voire calculée. L’effet de la domination symbolique (qu’elle soit d’ethnie, de genre, de culture, de langue, etc.) s’exerce non dans la logique pure des consciences connaissantes, mais à travers les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui sont constitutifs des habitus et qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de la volonté, une relation de connaissance profondément obscure à elle-même. Ainsi, la logique paradoxale de la domination masculine et de la soumission féminine, dont on peut dire à la fois, et sans contradiction, qu’elle est spontanée et extorquée , ne se comprend que si l’on prend acte des effets durables que l’ordre social exerce sur les femmes (et les hommes), c’est-à-dire des dispositions spontanément accordées à cet ordre qu’elle leur impose.

 

La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c’est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d’énergie, c’est qu’elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d’inculcation et d’incorporation a déposées en ceux ou celles qui, de ce fait, lui donnent prise. Autrement dit, elle trouve ses conditions de possibilité, et sa contrepartie économique (en un sens élargi du mot), dans l’immense travail préalable qui est nécessaire pour opérer une transformation durable des corps et produire les dispositions permanentes qu’elle déclenche et réveille; action transformatrice d’autant plus puissante qu’elle s’exerce, pour l’essentiel, de manière invisible et insidieuse, au travers de la familiarisation insensible avec un monde physique symboliquement structuré et de l’expérience précoce et prolongée d’interactions habitées par les structures de domination.

 

Les actes de connaissance et de reconnaissance pratiques de la frontière magique entre les dominants et les dominés que la magie du pouvoir symbolique déclenche, et par lesquels les dominés contribuent, souvent à leur insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination en acceptant tacitement les limites imposées, prennent souvent la forme d’émotions corporelles (honte, humiliation, timidité, anxiété, culpabilité) ou de passions et de sentiments (amour, admiration, respect) ; émotions d’autant plus douloureuses parfois qu’elles se trahissent dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l’embarras verbal, la maladresse, la colère ou la rage impuissante, autant de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant de façons d’éprouver, parfois dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la complicité souterraine qu’un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec les censures inhérentes aux structures sociales.

 

Les passions de l’habitus dominé (du point de vue du genre, de l’ethnie, de la culture ou de la langue), relation sociale somatisée, loi sociale convertie en loi incorporée, ne sont pas de celles que l’on peut suspendre par un simple effort de la volonté, fondé sur une prise de conscience libératrice. S’il est tout à fait illusoire de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté, c’est que les effets et les conditions de son efficacité sont durablement inscrits au plus intime des corps sous forme de dispositions. On le voit notamment dans le cas des relations de parenté et de toutes les relations conçues selon ce modèle, où ces inclinations durables du corps socialisé s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment (amour filial, fraternel, etc.) ou du devoir qui, souvent confondus dans l’expérience du respect et du dévouement affectif, peuvent survivre longtemps à la disparition de leurs conditions sociales de production. On observe ainsi que, lorsque les contraintes externes s’abolissent et que les libertés formelles -droit de vote, droit à l’éducation, accès à toutes les professions, y compris politiques- sont acquises, l’auto-exclusion et la « vocation » (qui « agit » de manière négative autant que positive) viennent prendre le relais de l’exclusion expresse : le rejet hors des lieux publics, qui, lorsqu’il s’affirme explicitement, comme chez les Kabyles, condamne les femmes à des espaces séparés et fait de l’approche d’un espace masculin, comme les abords du lieu d’assemblée, une épreuve terrible, peut s’accomplir ailleurs, presque aussi efficacement, au travers de cette sorte d’agoraphobie socialement imposée qui peut survivre longtemps à l’abolition des interdits les plus visibles et qui conduit les femmes à s’exclure elles-mêmes de l’agora.

 

Pierre BOURDIEU

"La domination masculine" Ed. du Seuil, Coll. “Liber”, 1998.

 

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