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Adieu, Fafa. Adieu l'ami.


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J'ai beau penser à la mort souvent. J'ai beau savoir que parfois elle ronge, et parfois elle fauche comme Fafa. La mort, je ne l'avais encore jamais vue comme mercredi soir dernier, au 17e étage de l'Hôpital General de Montréal, dans la chambre où mourait mon ami FAfa.

 

Parle-lui, m'a dit sa femme en s'en allant à la maison pour dormir après 16 heures de veuille. Parle-lui. Il t'entend. Elle a quitté la chambre, me laissant seul avec lui. Je lui ai pris la main, j'ai dit Farouk, Farouk et, ça s'est étranglé là. Je ne l'ai jamais appelé Farouk de ma vie, ça a toujours été Fafa. Farouk... c'est comme si, dans cette chambre, il était devenu je ne sais quoi, Farouk khouya metfareknache, Farouk j'ai peur, Farouk gros c-o-n, je l'ai toujours traité de gros c-o-n, il m'a toujours répondu qu'il n'était pas gros.

 

La chambre était plongée dans la pénombre, seulement éclairée par les scintillements des lumières du centre-ville qu'on apercevait comme du haut d'un avion. Et plus loin le fleuve. Son fleuve. Celui qui passe au bout de sa cour. Celui qu'il aimait tant regarder en écoutant M'hamed El-anka, Allah yerhmou. Un jour, il m'a dit que El-Anka était dans le coeur de tout Algérien digne de ce nom... Même dans le mien, Fafa ? Même dans le tien, ducon. On se criait toutes sortes de noms qui étaient autant de façons de ne pas se dire qu'on s'aimait. Sauf une fois, tout récemment, sur sa galerie face au fleuve justement, la seule fois où j'ai osé lui parler de sa maladie. Je n'en pouvais plus de faire semblant que tout allait bien, j'ai brisé le silence qu'il nous imposait sur «ça», je lui ai dit Fafa, mon ami Fafa, qu'est ce que tu peux me faire peur avec tes deux saloperies de cancers !

 

Pas deux, trois, m'avait-il corrigé.

 

Comment ça trois ? Un au poumon, un au cerveau, c'est pas assez ?

 

Ils viennent de m'en trouver un second au cerveau, m'a-t-il appris, mais rassure-toi, tout petit, tout petit. Il me montrait avec ses doigts : son pouce et son index se touchaient presque tellement ce troisième cancer-là était minuscule et ridicule. Si petit que ça ne vaut même pas la peine d'en parler, a-t-il ajouté. C'est là que c'est sorti : je t'aime, gros c-o-n. Je t'aime, c'était la première fois. Et gros c-o-n par habitude, parce que quand même, on n'est pas des tapettes.

 

Sa chambre était plongée dans la pénombre, une infirmière est venue vérifier la tuyauterie, il était branché de partout, dans son coma. L'infirmière est sortie. Je lui tenais toujours la main, va savoir la main de qui, Farouk, Farouk est-ce encore toi, ou est-ce déjà la mort ? Le son de ma voix m'a effrayé, ce que je venais de dire aussi. Excuse-moi Farouk, il faut encore que je te dise que tu n'iras pas mourir en Algérie comme tu nous l'as demandé pas plus tard que dimanche, pendant que ta femme avait le dos tourné. Tu nous a dit que tu voulais lui épargner tout ça. T'as dit je veux que Mouh, Réda, Nedjmène et Moussa m'emmènent mourir en Algérie, d'abord t'aurais pu te souvenir que t'haïs l'Algérie, et choisir la Pologne ou la Turquie. Et puis tu nous vois dans l'avion avec ta tuyauterie? Et puis bon, on arrive à Alger, et on va où ? T'as jamais habité Alger, ni aucun membre de ta famille. Et on va où ? Au cimetière d'El-Allia comme tu le souhaites, qui sent bon la lavande et le thym et chante, chante mon frére Fafa, chante lahmam eli rabitou mcha aâliya ? Tu veux mourir sur la tombe d'El-Anka ? C'est ça ? Tu vas mourir ici Farouk, dans cette chambre aux murs jaune pipi. La mort ne sentira pas la lavande mais le désinfectant. Et elle sera aussi dérisoire que la boîte de mouchoirs sur ta table de nuit. Si tu veux mon avis, Farouk, y'a plus rien à faire ici, va-t'en vite. C'est vite 38 ans.

 

Plus tard, je lui ai chanté une chanson qu'il m'a appris lui-même. Farouk, c'est une chanson taâ El-Anka, écoute, je te la chante.

 

J'ai chanté lentement. Un court texte, tout simple,triste et très beau: Win saâdi win. À la fin je pleurais, à la fin, j'ai poursuivi avec Léo Ferré, un poéte chanteur qu'il aimait tant, un court texte, tout simple et très beau: Tout avait la couleur uniforme du givre / À la fin février pour vos derniers moments / Et c'est alors...

 

Dans la voiture, m'en venant te voir, je chantais, tristement, mais je chantais: Et c'est alors que l'un de vous dit calmement / Bonheur à tous / Bonheur à ceux qui vont survivre... Tu te souviens de ces dizaines de fois où je t'ai téléphoné :

 

Allô Fafa, je ne me sens pas bien.

 

Qu'est-ce que je peux faire pour toi, mon bon Mouh ?

 

Chante-moi mersoul fatma, Fafa, non, attend, chante-moi L'affiche rouge de Ferré, et ensuite El-Anka.

 

Je ne crois pas que c'était ta meilleure chanson, en tout cas tu mélangeais les paroles chaque fois. Te rappelles-tu avoir chanté Jacques Brel et Léo Ferré à Réda et moi le deuxième ou troisième jour que tu étais à l'hôpital ? On était allé prendre une marche dans le parking de l'institut neurologique, au pied de la montagne, on s'est mis à parler de chansons et tu t'es mis à chanter, surtout Léo Ferré pour me faire plaisir que tu me disais, Fafa. Oui, j'avais bien compris... T'avais hâte de partir, même à 38 ans. Hâte de finir avec la douleur.

 

Tout avait la couleur uniforme du givre / À la fin février pour vos derniers moments / Et c'est alors que l'un de vous dit calmement / Bonheur à tous / Bonheur à ceux qui vont survivre...

 

Bonheur à tous, hein ? Pas tout de suite, Fafa, pas tout de suite. Va falloir sécher les larmes d'abord. Et puis, tu me connais, je sais parler de la vie, pas de la mort. Mais comme je pense à toi à l'instant, m'est venu à l'esprit d'écrire la mort dans des tranches de vie. Dans mon carnet noir d'abord. Puis, j'ai changé d'idée. Dans un forum, alors. Un forum algérien. Algérien comme toi et moi. Une première fois depuis ta mort. Et dernière aussi.

 

Non, j'ai pas peur pour toi dans l'au-delà. Pas pour un homme comme toi. T'es au paradis, Fafa. Je le sais.

 

Adieu, Fafa. Adieu l'ami.

 

Ina lilahi wa ina ilayhi radjiôoun.

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J'ai beau penser à la mort souvent. J'ai beau savoir que parfois elle ronge, et parfois elle fauche comme Fafa. La mort, je ne l'avais encore jamais vue comme mercredi soir dernier, au 17e étage de l'Hôpital General de Montréal, dans la chambre où mourait mon ami FAfa.

 

Parle-lui, m'a dit sa femme en s'en allant à la maison pour dormir après 16 heures de veuille. Parle-lui. Il t'entend. Elle a quitté la chambre, me laissant seul avec lui. Je lui ai pris la main, j'ai dit Farouk, Farouk et, ça s'est étranglé là. Je ne l'ai jamais appelé Farouk de ma vie, ça a toujours été Fafa. Farouk... c'est comme si, dans cette chambre, il était devenu je ne sais quoi, Farouk khouya metfareknache, Farouk j'ai peur, Farouk gros c-o-n, je l'ai toujours traité de gros c-o-n, il m'a toujours répondu qu'il n'était pas gros.

 

La chambre était plongée dans la pénombre, seulement éclairée par les scintillements des lumières du centre-ville qu'on apercevait comme du haut d'un avion. Et plus loin le fleuve. Son fleuve. Celui qui passe au bout de sa cour. Celui qu'il aimait tant regarder en écoutant M'hamed El-anka, Allah yerhmou. Un jour, il m'a dit que El-Anka était dans le coeur de tout Algérien digne de ce nom... Même dans le mien, Fafa ? Même dans le tien, ducon. On se criait toutes sortes de noms qui étaient autant de façons de ne pas se dire qu'on s'aimait. Sauf une fois, tout récemment, sur sa galerie face au fleuve justement, la seule fois où j'ai osé lui parler de sa maladie. Je n'en pouvais plus de faire semblant que tout allait bien, j'ai brisé le silence qu'il nous imposait sur «ça», je lui ai dit Fafa, mon ami Fafa, qu'est ce que tu peux me faire peur avec tes deux saloperies de cancers !

 

Pas deux, trois, m'avait-il corrigé.

 

Comment ça trois ? Un au poumon, un au cerveau, c'est pas assez ?

 

Ils viennent de m'en trouver un second au cerveau, m'a-t-il appris, mais rassure-toi, tout petit, tout petit. Il me montrait avec ses doigts : son pouce et son index se touchaient presque tellement ce troisième cancer-là était minuscule et ridicule. Si petit que ça ne vaut même pas la peine d'en parler, a-t-il ajouté. C'est là que c'est sorti : je t'aime, gros c-o-n. Je t'aime, c'était la première fois. Et gros c-o-n par habitude, parce que quand même, on n'est pas des tapettes.

 

Sa chambre était plongée dans la pénombre, une infirmière est venue vérifier la tuyauterie, il était branché de partout, dans son coma. L'infirmière est sortie. Je lui tenais toujours la main, va savoir la main de qui, Farouk, Farouk est-ce encore toi, ou est-ce déjà la mort ? Le son de ma voix m'a effrayé, ce que je venais de dire aussi. Excuse-moi Farouk, il faut encore que je te dise que tu n'iras pas mourir en Algérie comme tu nous l'as demandé pas plus tard que dimanche, pendant que ta femme avait le dos tourné. Tu nous a dit que tu voulais lui épargner tout ça. T'as dit je veux que Mouh, Réda, Nedjmène et Moussa m'emmènent mourir en Algérie, d'abord t'aurais pu te souvenir que t'haïs l'Algérie, et choisir la Pologne ou la Turquie. Et puis tu nous vois dans l'avion avec ta tuyauterie? Et puis bon, on arrive à Alger, et on va où ? T'as jamais habité Alger, ni aucun membre de ta famille. Et on va où ? Au cimetière d'El-Allia comme tu le souhaites, qui sent bon la lavande et le thym et chante, chante mon frére Fafa, chante lahmam eli rabitou mcha aâliya ? Tu veux mourir sur la tombe d'El-Anka ? C'est ça ? Tu vas mourir ici Farouk, dans cette chambre aux murs jaune pipi. La mort ne sentira pas la lavande mais le désinfectant. Et elle sera aussi dérisoire que la boîte de mouchoirs sur ta table de nuit. Si tu veux mon avis, Farouk, y'a plus rien à faire ici, va-t'en vite. C'est vite 38 ans.

 

Plus tard, je lui ai chanté une chanson qu'il m'a appris lui-même. Farouk, c'est une chanson taâ El-Anka, écoute, je te la chante.

 

J'ai chanté lentement. Un court texte, tout simple,triste et très beau: Win saâdi win. À la fin je pleurais, à la fin, j'ai poursuivi avec Léo Ferré, un poéte chanteur qu'il aimait tant, un court texte, tout simple et très beau: Tout avait la couleur uniforme du givre / À la fin février pour vos derniers moments / Et c'est alors...

 

Dans la voiture, m'en venant te voir, je chantais, tristement, mais je chantais: Et c'est alors que l'un de vous dit calmement / Bonheur à tous / Bonheur à ceux qui vont survivre... Tu te souviens de ces dizaines de fois où je t'ai téléphoné :

 

Allô Fafa, je ne me sens pas bien.

 

Qu'est-ce que je peux faire pour toi, mon bon Mouh ?

 

Chante-moi mersoul fatma, Fafa, non, attend, chante-moi L'affiche rouge de Ferré, et ensuite El-Anka.

 

Je ne crois pas que c'était ta meilleure chanson, en tout cas tu mélangeais les paroles chaque fois. Te rappelles-tu avoir chanté Jacques Brel et Léo Ferré à Réda et moi le deuxième ou troisième jour que tu étais à l'hôpital ? On était allé prendre une marche dans le parking de l'institut neurologique, au pied de la montagne, on s'est mis à parler de chansons et tu t'es mis à chanter, surtout Léo Ferré pour me faire plaisir que tu me disais, Fafa. Oui, j'avais bien compris... T'avais hâte de partir, même à 38 ans. Hâte de finir avec la douleur.

 

Tout avait la couleur uniforme du givre / À la fin février pour vos derniers moments / Et c'est alors que l'un de vous dit calmement / Bonheur à tous / Bonheur à ceux qui vont survivre...

 

Bonheur à tous, hein ? Pas tout de suite, Fafa, pas tout de suite. Va falloir sécher les larmes d'abord. Et puis, tu me connais, je sais parler de la vie, pas de la mort. Mais comme je pense à toi à l'instant, m'est venu à l'esprit d'écrire la mort dans des tranches de vie. Dans mon carnet noir d'abord. Puis, j'ai changé d'idée. Dans un forum, alors. Un forum algérien. Algérien comme toi et moi. Une première fois depuis ta mort. Et dernière aussi.

 

Non, j'ai pas peur pour toi dans l'au-delà. Pas pour un homme comme toi. T'es au paradis, Fafa. Je le sais.

 

Adieu, Fafa. Adieu l'ami.

 

Ina lilahi wa ina ilayhi radjiôoun.

 

Allah irahmou.

Ce n'est pas ce genre de lecture que je voulais lire ce matin...mais j'en pleure car des souvenirs refont surface et pas facile d'oublier ..surtout un etre cher...il avait de la chance de vous avoir comme ami...bon courage.

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