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Interview de son Altesse la reine de Jordanie


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11/01/2013

 

Un entretien avec le roi Abdallah II de Jordanie

 

Le Nouvel Observateur : Majesté, où en est le processus de paix israélo-palestinien et quel est votre rôle dans la reprise des négociations ?

 

Abdallah II : Je suis prudemment optimiste. Après la cérémonie d’investiture du président Obama et les élections israéliennes du 22 janvier, je vois clairement une nouvelle chance de parvenir à un accord que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer. Je vois une convergence de facteurs qui peuvent contribuer à résoudre ce conflit vieux de soixante-cinq ans avant qu’il ne soit trop tard. Le premier facteur est l’élection d’un président américain en deuxième mandat qui comprend profondément la complexité de ce conflit, et l’émergence d’une volonté internationale de le résoudre. Un autre de ces facteurs est la récente reconnaissance de la Palestine comme un Etat observateur non-membre de l’ONU et le fait que l’ « Initiative Arabe pour la paix » est toujours sur la table.

Il y a aussi le nouvel ordre émanant du « Printemps arabe », qui souligne le besoin de liberté et de dignité, donc celui d’en finir avec l’occupation israélienne et d’établir un Etat palestinien. Le conflit israélo-palestinien est la cause principale de l’instabilité au Moyen-Orient, sa solution est la priorité de la Jordanie. Nous n’avons plus de temps à perdre : les colonies israéliennes sont en train de dévorer toute la terre palestinienne, ce qui menace les données de la solution des « deux Etats » et la continuité géographique de l’Etat Palestinien. Au début de l’année 2012, la conférence d’Amman a permis aux négociateurs de reprendre des relations interrompues depuis seize mois. Des lettres entre les deux dirigeants israélien et palestinien ont même été échangées, sans suite malheureusement.

 

Vous connaissez Benyamin Netanyahou depuis longtemps. Comment pourriez-vous le décrire ?

 

Abdallah II : Parfois, quand je l’écoute parler, j’ai l’impression qu’il comprend ce qui doit être fait pour parvenir à la solution des deux Etats. Mais il y a un fossé entre ce qu’il dit et les mesures prises par le gouvernement israélien. Les prochaines élections en Israël représentent toutefois une nouvelle chance de résoudre le conflit.

 

Pensez-vous que les Israéliens sont déterminés à bombarder les sites nucléaires iraniens ?

 

Abdallah II : Certains politiciens israéliens semblent très déterminés, et ce n’est pas seulement une pose pour les élections. De nouvelles menaces de bombardement des sites iraniens risquent de voir le jour après les élections. En tant qu’ex militaire, les différents plans d’attaque israéliens évoqués me semblent voués à l’échec. En tant que chef d’Etat, je peux vous assurer que le Moyen Orient n’a pas besoin d’un autre conflit, et j’espère que les Israéliens en ont conscience. La position de la Jordanie est claire : nous devons travailler sans relâche contre la prolifération des armes de destruction massive au Moyen Orient, ainsi qu’à la résolution du conflit israélo-palestinien. Ce sont les seuls moyens d'éradiquer l'extrémisme, la violence et la course à l'armement dans notre région.

 

Pouvez-vous expliquer ce qui se passe dans la tête de Bachar al Assad ? Combien de temps donnez-vous au régime syrien ?

 

Abdallah II : Je ne m’attendais pas à cela de sa part. Il doit probablement être devenu prisonnier d’un système qui n’admet pas le changement. Au cours du printemps 2011, j’ai envoyé le chef de la Cour royale lui faire part de mes inquiétudes sur la façon dont il gérait la crise. J’ai pensé que la Jordanie pourrait partager certaines expériences, tout particulièrement celles concernant le dialogue national, même si notre processus de démocratisation n’est pas parfait. Il n’était pas intéressé.

Quant à la durée de vie du régime, d’un point de vue militaire, il peut encore tenir. En revanche, si l’on considère la situation économique, ses liquidités à la banque centrale, son approvisionnement en nourriture et en essence, l’équation devient plus fragile.

 

Avec, selon l’Onu, près de 60 000 morts, la révolution syrienne est la plus meurtrière du monde arabe. Comment l’expliquez-vous ? La communauté internationale a-t-elle une part de responsabilité ?

 

Abdallah II : La Syrie est un pays extrêmement compliqué du point de vue géopolitique et démographique. Cela explique en partie pourquoi la communauté internationale s’est trouvée si divisée et je ne parle pas seulement de la division entre l’Occident d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre. Nous avons eu des approches différentes au sein même du Moyen-Orient. Au fil du temps, ces différences se sont cristallisées en plusieurs blocs qui ont tenté d’étendre leur influence en soutenant tel ou tel groupe d’opposition.

En devenant le premier pays occidental à reconnaître la Coalition nationale, la France a montré son leadership. Je suis en contact étroit avec François Hollande sur la Syrie comme sur le processus de paix israélo-palestinien, pour lequel la position de la France, notamment sur les colonies, est très importante. Nous devons tous préparer la transition en Syrie et penser à une solution qui maintienne l’intégrité territoriale et l’unité du peuple syrien. Toutes ses composantes, Alaouites compris, doivent être rassurés. L’implosion ou la partition de la Syrie aurait des conséquences désastreuses dans la région et pourrait entraîner des conflits en cascade pour les générations à venir.

 

La présence d’armes chimiques en Syrie et l’usage que pourrait en faire le régime sont-ils une menace ?

 

Abdallah II : La Jordanie a été le premier pays à mettre en garde contre l’utilisation qui pourrait être faite des armes chimiques. Que se passerait-il si ces stocks d’armes tombaient entre de mauvaises mains ? Et avec la présence certaine d’Al Qaïda et de groupes de djihadistes en Syrie, mon devoir est de protéger la population jordanienne, ainsi que d’alerter la communauté internationale sur ce danger. Ce qui est sûr, c’est que l’utilisation des armes chimiques par quiconque en Syrie déclencherait immédiatement une réponse internationale.

 

Les heurts qui se produisent à la frontière syro-jordanienne vous inquiètent-ils ?

 

Abdallah II : La sécurité à la frontière a été l’une de nos priorités depuis le début de la crise. C’est une leçon que nous avons apprise depuis l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Ces conflits nourrissent l’extrémisme et le terrorisme. En novembre dernier, nous avons déjoué une attaque importante planifiée par des djihadistes salafistes proches d’al Qaïda qui s’apprêtaient à frapper des cibles à Amman.

Plus de 285.000 Syriens ont trouvé refuge en Jordanie. Afin d'alléger cette lourde charge pour les pays hôtes, la communauté internationale devrait s'impliquer davantage et les soutenir plus activement. Certaines nuits, ils sont des milliers à fuir. Des familles entières, des hommes qui ont été torturés, des vieillards qui ont tout perdu, des enfants traumatisés. Nos soldats font ce qu’ils peuvent pour les accueillir. Parfois, quelques extrémistes s’infiltrent parmi eux. Nous avons découvert des cellules terroristes qui prévoyaient d’attaquer en Jordanie soit des Syriens, soit des Jordaniens ou des Occidentaux. C’est pour cela que nous devons à tout prix empêcher le vide politique en Syrie. Les extrémistes pourraient profiter d’un Etat failli pour déstabiliser la région toute entière.

 

Quel regard portez-vous sur ce qu’on a appelé le Printemps arabe ?

Abdallah II : Aujourd’hui, je me dis que le plus grand risque est de voir des dictatures religieuses remplacer des dictatures laïques. Quand les droits des femmes régressent, quand les minorités chrétiennes ou autres vivent dans la peur du lendemain, quand il n’y a plus de pluralisme, la démocratie n’existe pas. Dans cinq ou dix ans, pourrons-nous dire que le printemps arabe a apporté plus de justice, de dignité et d’opportunités aux peuples de la région ? Je veux le croire mais pour cela le monde doit nous aider. La communauté internationale doit s’engager à aider la construction des démocraties pluralistes naissantes, cette pluralité étant le but principal du Printemps arabe.

Ce qui m’inquiète dans la région, ce n’est pas le succès des Frères musulmans, qui eux aussi devront rendre des comptes sur leur capacité à créer des emplois, à assurer la croissance économique et à respecter le processus démocratique. Ce qui m’inquiète, c’est la tentation qui pourrait s’emparer d’un des groupes qui aurait remporté les élections de tenter de changer les règles du jeu pour rester au pouvoir.

 

Il y a eu beaucoup de manifestations dans votre pays. Le Printemps arabe est-il en train de gagner aussi la Jordanie ?

 

Abdallah II : Depuis le début, la Jordanie a vu le Printemps arabe comme une opportunité pour réaliser les réformes politiques nécessaires. Nous avons modifié un tiers de la Constitution, créé des nouvelles institutions démocratiques, comme la Cour constitutionnelle et la Commission électorale indépendante, et promulgué de nouvelles lois politiques clés. Notre attitude vis-à-vis des manifestations n’a pas été la même que celle des autres pays. Le premier ordre que j’ai donné à la police a été de ne pas faire usage d’armes. Et le gouvernement jordanien a supprimé les autorisations préalables nécessaires aux manifestations, pour que tout le monde puisse protester librement.

La dernière vague de protestation, en novembre, a été une réaction à la décision du gouvernement de supprimer les subventions sur l’essence. Cette décision était douloureuse mais nécessaire. Avec la crise mondiale et les problèmes d’approvisionnement en pétrole dus aux attentats sur les pipelines égyptiens, le gouvernement avait à gérer une pression fiscale sans précédent. C’est à cause de ces mesures d’austérité que les Jordaniens, comme les Européens, sont descendus dans la rue.

 

Etes-vous prêts à abandonner certains de vos pouvoirs ?

Abdallah II : La monarchie dont mon fils héritera ne sera pas la même que celle dont j’ai hérité. La monarchie hachémite a toujours été une monarchie constitutionnelle, dans laquelle les pouvoirs du Roi sont clairement définis. Traditionnellement, la nomination du Premier ministre été l’une des prérogatives des rois jordaniens. C’est ce qui va changer maintenant. A partir des élections du 23 janvier, la désignation du nouveau Premier ministre sera faite après consultation de la coalition majoritaire au Parlement. Le Premier ministre désigné consultera alors les blocs parlementaires pour former le nouveau gouvernement. Nous allons mettre à l’essai un système de gouvernement parlementaire, qui évoluera avec l’évolution de nos partis politiques. Il nous faudra aussi institutionnaliser le rôle de l’opposition au Parlement. Ce qui représente un défi : plus de 90% des Jordaniens sont réticents à entrer dans un parti politique. Cela nécessite des efforts sérieux par le prochain parlement, le gouvernement et l’opposition afin d’élaborer des programmes qui encouragent les citoyens à s’inscrire dans les partis politiques et a élire des candidats sur la base de leurs programmes.

 

Vous avez expliqué dans vos mémoires que vous ne vous attendiez pas à devenir roi. Regrettez-vous parfois de l’être devenu ?

Abdallah II : Il est vrai que mon accession au trône a été une surprise. Mais maintenant, je réalise que mon père, feu le roi Hussein, m’y a toujours préparé. Pendant mes quatorze années de règne, il m’est arrivé de ressentir du découragement, mais je n’ai jamais regretté l’honneur de servir mon pays et mes compatriotes jordaniens.

 

Propos recueillis par Sara Daniel

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