Jump to content

Georges CORM, un penseur à connaître.


Recommended Posts

Georges Corm et Régis Debray : le profane, le religieux et le choc des ignorances

Afrique-Asie

Par : Georges Sassine et Mahed Nehmé

Publié le : 11/01/13

 

Face-à-face Le xxie siècle sonne-t-il vraiment le grand « retour au religieux ». Pour en débattre, nous avons convié l’historien et économiste Georges Corm et le philosophe Régis Debray. Le premier démontre que la religion est instrumentalisée pour des desseins profanes, le second acquiesce, mais en précisant : instrumentaliser n’est pas inventer des clivages confessionnels. Tous deux, néanmoins, défendent l’universalisme de la laïcité comme rempart à la remontée des identités meurtrières, et particulièrement religieuses.

 

 

 

On assiste depuis quelques décennies à l’irruption du religieux dans des conflits essentiellement politiques, géopolitiques et économiques. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un phénomène nouveau dû à la défaite des idéologies, ou la reproduction d’une imposture vieille comme l’Histoire, dont on a eu un exemple flagrant avec les croisades ?

 

 

 

Georges Corm C’est le retour d’une vieille imposture, l’instrumentalisation du religieux à des fins de puissance profane pour étendre une hégémonie, de quelque nature qu’elle soit : militaire, économique, politique, sociale. La génération à la quelle Régis et moi-même appartenons a vécu des décennies qui ont été plus laïques à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais, comme je le montre dans mon dernier ouvrage, cela a duré ce que durent les roses… Puis on est revenu à l’instrumentalisation des minorités ethniques, religieuses, à la défense de valeurs religieuses et morales pour justifier l’hostilité et légitimer des conflits. C’est ainsi que l’Occident se définit aujourd’hui comme porteur d’un héritage judéo-chrétien et de ses prétendues valeurs, après des siècles où il invoquait son patrimoine gréco-romain pour définir son identité !

 

 

 

Evidemment, en face se trouve un Orient qui se définit comme arabo-musulman et dont les Etats se sont regroupés dans la création de la Conférence des États islamiques en 1969. Il s’agit d’une aberration dans l’ordre international où l’on voit les États se regrouper sur les bases d’affiliations religieuses et qui ont l’insupportable prétention de parler au nom d’une religion transnationale. La déclaration de Balfour en 1917, qui invente le concept du « foyer national juif », concept inconnu du droit international, s’inscrit dans le même ordre. Or, les quelques progrès dans la régulation de la vie internationale pour faire reculer les violences les plus repoussantes se sont faits sur les fondements même de l’esprit républicain. Celui qui affirme que tous les hommes sont égaux et doivent tous vivre dans la dignité. À partir du moment où on emprisonne à nouveau les hommes dans leur sous-identité ethnique ou religieuse, on peut tout se permettre. Et cela ne s’arrête pas. Les États-Unis de Reagan ont parlé de « l’axe du mal » pour désigner l’Union soviétique, puis Bush fils a inventé le concept « islamo-fasciste » qui menacerait militairement l’Occident et l’Otan. Cela a justifié le déploiement des armées américaines et nombre d’armées européennes de par le monde.

 

 

 

L’argument religieux et communautaire est aujourd’hui ce qu’il y a de plus simple et de plus facile à manier, amplifié par les médias et les recherches académiques. Il désarme la critique, car il est l’argument émotionnel par excellence. Les intellectuels qui veulent rester critiques ont beaucoup de mal à être entendus et se font marginaliser.

 

Il faut dénoncer l’imposture de cette instrumentalisation de l’émotion ethnico-religieuse, culturelle ou civilisationnelle. Je parle souvent du « fanatisme civilisationnel » qui a remplacé le fanatisme nationaliste laïc à l’européenne né au xixe siècle. Nous avons aussi assisté à l’effondrement complet du langage laïc du Mouvement des non-alignés mis en place durant la phase de décolonisation et de construction de ce mouvement. Il a été battu en brèche par celui de la Conférence des États islamiques, qui a véhiculé son langage de valeurs religieuses spécifiques pour résister aux progrès faits en matière de droits de l’homme et, plus particulièrement ceux en matière de l’égalité homme-femme.

 

 

 

Régis Debray Dénoncer n’est pas expliquer. Sur le diagnostic, on est d’accord. Il existe une série d’insurrections identitaires dont beaucoup sont des résurrections fantasmatiques : elles inventent ou recréent des origines mythiques. Mais c’est le rôle traditionnel de la mythologie dans l’Histoire. Il n’y a que des mytho-histoires de part et d’autre, et c’est cela qui met les peuples en mouvement.

 

Aujourd’hui, la Chine revient à Confucius, la Russie retrouve ses sources orthodoxes, le shintoïsme au Japon se porte plutôt bien, l’Amérique arbore son « In God we trust » sur tous les dollars. Quelle est la cause de ce phénomène universel ? Celle d’une faillite du politique et celle d’une faillite de l’homme nouveau fantasmé par saint Paul d’abord, Lénine ensuite. (Rires) Cet homme nouveau, qu’a incarné, au siècle dernier le projet communiste, s’est effondré, et comme l’Histoire tout autant que la nature a horreur du vide, chaque peuple a dû retrouver ses marques et ses repères. Chaque communauté a besoin d’un adversaire. Et puisqu’on ne se pose qu’en s’opposant, il a fallu se trouver des ennemis. Là-dessus les religions sont très bonnes, d’autant qu’elles se sont fondées les unes contre les autres : le christianisme s’est construit contre le judaïsme et le paganisme, le bouddhisme contre l’hindouisme, etc.

 

Le problème n’est pas Dieu : contrairement à ce que pense Georges Corm, je me passe fort bien de Dieu. Il est venu très tard dans l’histoire du monde. Dieu a 5 000 ans, Homo sapiens 50 000 ans. L’homo sapiens vit dans le symbolique depuis qu’il y a des sépultures. Pour un Chinois, Dieu ça n’a pas grand sens, pour un hindou ou un animiste non plus… Bien sûr, le monothéisme a un dossier assez lourd, mais Dieu n’est pas responsable d’une compulsion symbolique qui l’a précédée et qui lui survivra.

 

Je ne suis donc pas étonné par ce qui se passe ; je dirai même que je l’avais prévu. Il y a trente ans, dans un livre, Critique de la raison politique, où j’avançais l’idée qu’il n’y a pas de cohésion sans un point de transcendance qui est toujours un point de fuite logé en avant ou en arrière, un âge d’or ou un millénarisme, disons : un horizon d’attente. Toute organisation politique implique un mythe fondateur. Surtout, j’ai tenté d’expliquer comment la mondialisation techno-économique produit la balkanisation politico-culturelle. C’était très mal vu de dire cela il y a trente ans, car tout le monde prétendait que, quand tous les gars du monde auront un ordinateur, ils se donneront tous la main. Que ce serait le village global et la fin des idéologies ! Je soutenais le contraire : que plus le monde se resserrera, plus il suscitera des différences, parce que l’uniformatisation technique créera un tel vide d’appartenance, une telle perte de repères identitaires avec la prolifération de l’interchangeable que chacun aura envie de dire : moi je suis différent de vous. La mondialisation poussée à l’extrême par l’homogénéité technique et scientifique a produit ce retour fantasmatique à des marqueurs identitaires que la religion procure mieux que d’autres, vu qu’elle est plus ancienne que les idéologies. En somme : modernisation égale archaïsme. Le retour de l’archaïsme est inscrit dans la modernisation galopante : plus vous mettez de Coca-cola dans un pays, plus vous récolterez d’ayatollahs.

 

Je suis athée, mais j’ai fondé l’Institut européen en sciences des religions parce qu’il m’a semblé que c’est un lieu névralgique et qu’on ne peut penser le monde sans aborder l’univers des croyances. Reste à définir ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Le mot religion est un latinisme que les chrétiens ont exporté dans le monde entier, mais vous pouvez lire aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament, vous ne trouverez pas ce mot. Dans la littérature grecque, il n’existe pas, pas plus que dans la littérature hébraïque et islamique. Un clergé, des dogmes sacrés, une théologie, tout ça ne concerne ni l’Afrique ni l’Asie. Ne soyons pas obnubilés par ce terme ethnocentrique. Pour ma part, je parle de communion, de ce qui fait qu’une communauté doit s’inscrire dans une lignée pour concevoir un projet. Je ne crois donc pas qu’il faille être paniqué par ce que vous appelez l’« irruption du religieux ».

 

 

 

Les djihadistes les plus extrémistes sont souvent des scientifiques, travaillant dans les domaines de pointe…

 

R. D. J’avais noté ce point quand j’étais dans les pays du Sud : on y trouvait beaucoup plus de fondamentalistes du côté des universités scientifiques et techniques que du côté des universités des lettres. On caricature toujours les islamistes avec des galoches, des abayas comme si c’étaient des bouseux, alors que ce sont des informaticiens, des matheux, des ingénieurs… Aujourd’hui, quel est le centre de l’hindouisme ? Bombay, la capitale de l’informatique en Inde. Quel est le lieu des mystiques les plus folles ? La Silicon Valley. Les scientifiques et techniciens ont besoin de se donner une appartenance, une personnalité, une singularité ethnique dont la science objective les dépossède.

 

Encore une fois, je me sentais beaucoup mieux dans l’universalisme rationaliste. Toutefois je constate qu’il n’a pas tenu ses promesses et nous vivons le contrecoup, non de sa faillite, mais d’une promesse non tenue.

 

 

 

G. C. Je partage le diagnostic sur les effets de la mondialisation et de la globalisation qui se sont développées à partir des échecs des grands nationalismes laïcs à l’européenne exportés dans le monde entier, ce qui a produit des guerres. Je l’avais déjà analysé dans des ouvrages antérieurs. Les rétractations identitaires peuvent aussi venir de l’appel du vide. Mais là où je différerais un peu de l’analyse de Régis Debray, c’est quand je parle d’instrumentalisation. Car il s’agit bien d’un mouvement qui n’avait rien de spontané dans la mesure où il a été très « aidé » par l’action des Etats-Unis et de ses alliés religieux ou communautaires (Arabie saoudite, Pakistan, Israël). Le néolibéralisme lui-même a amplifié ces rétractations identitaires en décrivant ce que certains théoriciens anglo-saxons ont appelé un marché mondial des religions et des ethnismes. Il s’est ainsi créé le spectacle permanent de l’exhibitionnisme religieux ou ethnique, qui se vend très bien auprès des médias. De même s’est créé l’« ethnic business » (viande halal ou casher par exemple) qui est un énorme marché. Dans les universités, le thème est devenu un business académique. On y est sur-spécialisé sur les maronites, les druzes, les tatares, les chiites… etc. C’est un fonds de commerce pour les chercheurs et ça marche très bien dans ce nouveau cadre néolibéral dans lequel nous vivons. Le retour aux archaïsmes décrit par Régis Debray est savamment entretenu par les systèmes de pouvoir en place. Tout cela a commencé par la lutte contre le communisme, où l’islam et le judaïsme ont été fortement mobilisés, de même que le catholicisme.

 

 

 

Avant le communisme, c’est peut-être pour lutter contre les « nationalismes arabes » que les pouvoirs ont mobilisé la religion…

 

G. C. Bien sûr, si le nationalisme arabe était resté dans le giron de la France ou de la Grande-Bretagne, on n’aurait pas eu l’expédition de Suez en 1956, et on n’aurait pas eu une Égypte qui se serait rapprochée de l’Union soviétique. Le nationalisme laïc tiers-mondiste, celui de Tito en Yougoslavie, de Nehru en Inde, de Mossadegh en Iran, a été vu comme une menace par les intérêts occidentaux. C’est pourquoi, les Etats européens ont fait feu de tout bois pour le contrer, notamment dans une alliance contre nature entre démocraties dites occidentales, qui ont produit l’universalisme de type républicain, mais qui entrent en connivence avec les éléments les plus conservateurs des sociétés arabes et, de façon plus générale, des sociétés musulmanes, et tout cela dans une débauche de moyens financiers et culturels.

 

Il faut lire l’ouvrage Qui mène la danse. La CIA et la guerre froide culturelle, écrit par Frances Stonor Saunders (Denoël, 2003), qui décrit comment la plupart des prix littéraires, décorations qu’on a donnés à des écrivains, des chefs d’orchestre… ont été attribués pour lutter contre le communisme, et comment la vie culturelle a totalement été investie par des réseaux qui se sont constitués dans l’antisoviétisme. Il y a bel et bien eu une instrumentalisation, c’est pour cela que je me méfie toujours quand on dit qu’il faut étudier le phénomène religieux. Parce qu’à ce moment-là, on oublie l’instrumentalisation et l’on est amené à penser qu’il s’agit d’un phénomène sui generis de nature essentialiste …

 

Est-ce un hasard si les plus solides alliés de l’Occident au Moyen-Orient se recrutent parmi les régimes les plus théocratiques au monde – à part l’Iran qui est devenu « le grand Satan » ? Du coup, les ennemis ciblés par l’Occident sont les chefs d’État qui se définissent, à tort ou à raison, comme républicains et souverainistes : Mossadegh, Nasser, Saddam et bien d’autres.

 

G. C. Il y a beaucoup de différence entre les personnes que vous citez, on ne peut pas les mettre sur le même plan, Nasser n’est pas Saddam Hussein. Mais réglons votre question implicite : celle du prix des dictatures. Celles-ci ont toujours un prix politique élevé lorsqu’elles durent longtemps, ainsi que le montre les leçons de l’effondrement du régime soviétique ou celles du nazisme, spécifique dans sa cruauté criminelle. Le régime syrien – même s’il y a de nombreuses nuances à apporter - a été une dictature installée depuis plus de trente ans qui s’est transformée de plus en république monarchique où le fils a hérité du pouvoir du père à son décès. Moubarak en Egypte a tenté de faire de même, ainsi que Saddam Hussein. Il y a évidemment quelque chose de choquant dans ces évolutions, et on est contraint d’en payer un prix…

 

 

 

Mais l’animosité contre ces monarchies dans le monde arabe n’est pas la même…

 

G. C. On peut faire le même constat dans les années 1950 et 1960 : pour faire échec au nationalisme arabe laïque incarné dans le nassérisme et le baasisme et qui enflammaient une grande partie du monde arabe, les grandes démocraties dites occidentales se sont alliées avec les éléments les plus réactionnaires de la péninsule arabique. On a tendance à oublier que cette période révolutionnaire a été déclenchée suite à la première guerre israélo-arabe de 1948 et surtout suite à l’attaque franco-israélienne et britannique de 1956 contre l’Egypte nassérienne.

Link to post
Share on other sites

Join the conversation

You can post now and register later. If you have an account, sign in now to post with your account.

Guest
Répondre

×   Pasted as rich text.   Paste as plain text instead

  Only 75 emoji are allowed.

×   Your link has been automatically embedded.   Display as a link instead

×   Your previous content has been restored.   Clear editor

×   You cannot paste images directly. Upload or insert images from URL.

×
×
  • Create New...