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Les services secrets israéliens sur Arte.


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Ces sentinelles perplexes d'Israël

LE MONDE 28.02.2013

"THE GATEKEEPERS"

 

Un film documentaire de Dror Moreh. Diffusé sur Arte mardi 5 mars, à 20 h 50. Durée : 1 h 35. 1 DVD Arte éditions, parution le 6 mars.

 

SUR LE WEB

 

"THE GATEKEEPERS"

 

18 minutes du documentaire de Dror Moreh sont à découvrir en exclusivité sur Lemonde.fr, dans la version en ligne de cet article et sur la chaîne vidéo du Monde.fr : http://www.lemonde.fr/videos

Ce qui l'a frappé, en se revoyant dans The Gatekeepers ("les gardiens"), c'est son visage fatigué. Comme si les images révélaient une lassitude que les mots ne suffisaient plus à décrire. Entre 1996 et 2000, Ami Ayalon était le patron de la sécurité intérieure de l'Etat d'Israël, le Shin Beth, dont la principale mission est de protéger le pays contre le terrorisme. La force du documentaire de Dror Moreh, qui sera diffusé sur Arte le 5 mars, est de faire parler six ex-patrons du Shin Beth. Sorti en salles aux Etats-Unis et nommé aux Oscars, le film a pour toile de fond une question complexe : comment faire vivre une démocratie dans un pays en guerre permanente ?

 

Ami Ayalon, en revanche, n'est pas surpris par les phrases qu'il prononce dans le film. "J'ai déjà tout raconté ailleurs. On connaît mes positions en faveur de la paix à travers mes chroniques dans la presse. Il me semble même que c'est après l'un de mes points de vue dans un journal que l'ancien premier ministre, Ariel Sharon, a décidé d'évacuer Gaza."

 

DES VISAGES QUI RACONTENT UNE MÊME HISTOIRE

Nous avons rencontré Ami Ayalon à Bruxelles, dans un contexte de stricte confidentialité. Les cinq autres ex-directeurs du Shin Beth interrogés pour le film sont Avraham Shalom (1980-1986), Yaakov Peri (1988-1994), Carmi Gillon (1994-1996), Avi Dichter (2000-2005) et Yuval Diskin (2005-2011). Soit six visages qui racontent une même histoire, celle d'Israël de l'après-guerre des Six-Jours, quand, en 1967, l'Etat juif a été confronté à un million de Palestiniens dans les territoires désormais occupés de Cisjordanie et de Gaza et a dû faire face au développement du terrorisme.

 

"On avait enfin du travail", relate avec une pointe d'humour Avraham Shalom dans le film. Un travail sans issue, toujours à recommencer, tant ces chefs déplorent l'absence de vision sur le conflit israélo-palestinien des premiers ministres sous les ordres desquels ils se trouvaient - à l'exception d'Itzhak Rabin (de 1974 à1977 et de 1992 à sa mort, en 1995). Un travail aux résultats parfois décourageants lorsqu'éclate, en décembre 1987, la première intifada, qui durera jusqu'en 1993. Ce service, dont le "job" est de sonder les reins et les coeurs des Palestiniens, n'a pas su l'anticiper.

 

Alors aux commandes, Yaakov Peri estime n'avoir reçu durant les six ans de son mandat aucune consigne des gouvernements successifs. Ou bien il a cette formule, dont les termes sont partagés par ses collègues : Israël remporte la plupart des batailles, sans gagner la guerre. "Nous ne savions pas dans quelle direction aller, résume Peri. C'était toujours de la tactique, jamais de vision stratégique."

 

FASCINANT

 

Il est fascinant pour le spectateur de voir six patrons chargés de la sécurité d'un tel pays, même s'ils sont retirés des affaires, s'exprimer aussi librement. Et notamment de les écouter s'en prendre aussi frontalement aux dirigeants politiques. Et pourtant ce n'est pas un phénomène nouveau. Les deux derniers directeurs du Mossad, le service de sécurité extérieure, Ephraïm Halévy et Meïr Dagan, ont battu en brèche la doxa gouvernementale, le premier sur la relation avec le mouvement palestinien Hamas, le second sur la stratégie israélienne vis-à-vis de l'Iran. Mais l'effet produit par les six témoignages reste impressionnant.

 

En regardant le film, Ami Ayalon n'en revient pas de cette convergence de points de vue. "Nous avons des origines différentes, ce n'est pas comme si nous passions notre temps ensemble dans le même club. Nous ne sommes d'ailleurs pas forcément d'accord sur l'analyse. En revanche, nous le sommes sur le diagnostic. La plupart des Israéliens ne côtoient pas les Palestiniens, les militaires non plus et, si c'est le cas, c'est en tant qu'ennemis. Au Shin Beth, c'est différent. Vous rencontrez les Palestiniens pour les interroger, les comprendre, pour recruter des informateurs. Vous vous trouvez en face d'individus, même lors d'un interrogatoire, et l'idée est de saisir leurs motivations."

 

Avant d'accepter le poste de directeur du Shin Beth, Ami Ayalon avait passé trente ans dans l'armée, au sein de la marine. Les choses lui semblaient plus simples : il avait des ennemis à tuer. Or, la lutte antiterroriste ne ressemblait plus à un champ de bataille. Il n'y avait ni tanks ni avions, seulement des individus. Autrefois binaire, sa réalité devenait "grise".

 

LE "FACTEUR HUMAIN"

 

Quand il a songé à réaliser son documentaire, Dror Moreh pensait d'abord filmer le visage des responsables du Shin Beth. "Un visage anonyme, du moins méconnu. Un visage qui ne vous révélerait rien de nouveau, qui ne livrerait aucun secret d'Etat, puisque la tâche du Shin Beth consiste, entre autres, à les préserver. Mais le simple fait de voir ce visage modifierait votre perspective sur le conflit."

 

Comme modèle pour The Gatekeepers, Dror Moreh disposait du documentaire de l'Américain Errol Morris, The Fog of War (2003), dans lequel l'ancien secrétaire d'Etat à la défense, Robert McNamara, évoque son rôle pendant la seconde guerre mondiale, l'accession au pouvoir du président Kennedy, la crise des missiles de Cuba et le déploiement de l'armée américaine au Vietnam. Robert McNamara n'expliquait rien de nouveau. Mais le fait que l'homme, qui se trouvait dans le premier cercle de John Kennedy puis de Lyndon Johnson, raconte les choses en personne changeait tout.

 

Le réalisateur de The Gatekeepers a été complètement retourné par ce film. Il voyait pour la première fois un homme, qui avait géré la crise des missiles et avait été à l'origine de l'engagement américain au Vietnam, expliquer son processus de décision. "Nous avons tous rêvé de nous transformer en mouche pour assister à ces réunions où sont prises de telles décisions, raconte l'Israélien. Je devenais cette mouche et je découvrais la fragilité d'un individu amené à prendre parfois de bonnes décisions puis d'autres, catastrophiques. On revenait à chaque fois au même élément : le facteur humain. Je devais mettre en scène quelque chose de cette force au sujet du conflit israélo-palestinien."

 

INTERVIEWER DES EXPERTS

 

Dror Moreh ne voulait pas faire un film de plus sur ce conflit en rencontrant "des gauchistes israéliens ou des militants palestiniens, mais en parlant aux décideurs, ceux qui sont en première ligne". Il lâche cette comparaison : "Si vous avez une jambe cassée, vous n'allez pas consulter un pédiatre. Pour le conflit israélo-palestinien, vous consultez des experts, qui sont les patrons du Shin Beth."

 

Le réalisateur comptait sur la longueur des entretiens - plus d'une dizaine d'heures chacun - pour saisir les motivations. Comment devient-on patron de cette organisation ? Comment se regarde-t-on dans la glace le matin ? De quelle manière parvient-on à constituer un réseau d'informateurs ? Est-il possible de travailler efficacement dans un environnement aussi hostile ? Comment procède-t-on à un assassinat ciblé ? De quels moyens dispose-t-on pour savoir en temps réel où se trouve tel terroriste et vers quel lieu il se dirige ?

 

GUERRE CONTRE LE TERRORISME ASEPTISÉE

 

Du point de vue d'un patron du Shin Beth, la guerre contre le terrorisme est aseptisée. Il s'assied dans son bureau, branche son ordinateur, donne le feu vert à une attaque de drones qu'il regarde en direct. Les six témoins sont filmés de la même manière, en plan moyen ou gros plan, avec des écrans de contrôle derrière eux, comme si, encore au travail, ils s'interrompaient pour parler au spectateur. "Je voulais, explique Dror Moreh, parvenir à ce contraste, entre les écrans déshumanisés et ces visages méconnus." Il n'en est pas revenu de toujours buter avec eux sur une question éthique : jusqu'où peut-on aller dans une démocratie comme Israël ? Il pensait que les patrons du Shin Beth s'en tiendraient aux questions historiques et stratégiques - la naissance du conflit israélo-palestinien et la manière de le résoudre. La question éthique s'est posée directement au plus ancien d'entre eux, Avraham Shalom, qui a dû faire face, en 1984, à ce qui deviendra l'affaire du détournement du "bus 300".

 

Parti de Tel-Aviv en direction d'Ashkelon, cité balnéaire sur la Méditerranée, le véhicule est pris en otage par des terroristes qui ont pour objectif de le détourner vers Gaza. Quand le bus est intercepté, deux des terroristes sont encore vivants. Ils sont achevés sur place. Un quotidien israélien publie en première page une photo d'eux, menottés. Une commission d'enquête doit déterminer la chaîne des responsabilités. Avraham Shalom propose de démissionner sur-le-champ, mais le premier ministre Shimon Pérès, puis son successeur, Yitzhak Shamir, s'y opposent, de peur de devoir eux aussi s'en aller. Avraham Shalom partira finalement deux ans plus tard.

 

LA MORALE OUBLIÉE

 

"Dans la lutte antiterroriste, on oublie la morale, reconnaît Ami Ayalon. Des gens peuvent mourir lors d'un attentat et la personne que vous interrogez le sait. Lors de ma première semaine à la tête du Shin Beth, en 1996, nous avons perdu 57 Israéliens, auxquels s'ajoutent 115 blessés. Jamais l'Etat d'Israël n'avait connu autant de morts dans des attentats terroristes. Alors, quand vous faites face à un suspect, vous employez les méthodes à votre disposition pour le faire parler : privation de sommeil, absence de lumière, menottes."

 

Ami Ayalon se souvient de la première fois où il s'est rendu au centre d'interrogatoire de Jérusalem : "C'était dans la prison de Jérusalem, la pire possible, elle date des Turcs. Les conditions sont telles que tout homme normal avouerait qu'il a tué Jésus... Là, on fait pression sur un homme qui comprend qu'il finira par cracher le morceau et que le plus tôt sera le mieux." Yuval Diskin décrit un processus autodestructeur où, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, la vie de plusieurs millions de Palestiniens devient insupportable. "Moi qui connais très bien les Palestiniens, je peux dire qu'on ne fait pas la paix avec des relations militaires mais de confiance. Il faut parler avec tout le monde et, s'ils répondent mal, il faut continuer à parler. Il n'y a pas d'autre choix."

 

Les assassinats ciblés, avec les dommages collatéraux qui les accompagnent parfois, sont au coeur du documentaire. Côté israélien, on évoque la "tondeuse à gazon", qui a pour objectif de "couper l'herbe en train de pousser", à savoir de cibler l'échelon intermédiaire des cadres militaires dans les organisations de lutte armée et qui ont recours aux attentats - leurs dirigeants, en théorie, échappent à ces assassinats. La justification, conforme à la doctrine militaire israélienne, est préventive : frapper avant que l'ennemi ne le fasse. Le principe est le même que celui qui fut longtemps utilisé pour valider le recours à la torture : si un assassinat permet d'éviter un attentat, il est moralement justifié.

 

L'ASSASSINAT CIBLÉ EN QUESTION

 

Cette politique de l'assassinat ciblé ne concerne plus le seul conflit israélo-palestinien, mais fait débat aux Etats-Unis, un pays en guerre. "Mais je ne sais pas si George Tenet, le patron de la CIA, en aurait parlé avec autant de liberté, estime Dror Moreh. En Israël, les patrons du Shin Beth prennent cette liberté.".

 

Yuval Diskin n'élude pas la question dans le film. "Les hommes politiques préfèrent des choix binaires, explique cet ex-patron du Shin Beth, présenté comme le concepteur des assassinats ciblés, au début des années 2000, au commencement de la deuxième Intifada. Mais à mon poste, rien n'est noir ou blanc. Par exemple, le type qu'on cible n'est pas seul dans sa voiture, et on ne sait pas si ce sont des hommes de son réseau qui sont avec lui. Alors, on tire ou on ne tire pas ? Le temps est compté, c'est une course contre la montre et on attend le feu vert du premier ministre. On fait sauter la voiture. Après on se dit qu'on a pris la bonne décision, que ces gens s'apprêtaient à commettre des attentats, et pourtant quelque chose vous dérange : le pouvoir de décider de leur mort."

 

Ce débat éthique est une conséquence directe du théâtre d'opération en Israël : "Un conflit international sans guerre", résume Ariel Colonomos, directeur de recherche au CNRS, qui a écrit sur le thème de la guerre juste. Car le malaise exprimé par Yuval Diskin ne se limite pas à un tête-à-tête avec soi-même. L'"exécution extrajudiciaire" ou l'"assassinat ciblé", formule qui s'est imposée, pose de redoutables problèmes à une démocratie. Les Américains sont en train de le découvrir avec l'usage qu'en a fait un président Prix Nobel de la paix.

 

REMOUS AU SEIN DE L'ARMÉE ISRAÉLIENNE

 

"Les combattants", ainsi que se présentent les cibles de l'armée israélienne, "sont par nature exposés à la guerre. Tuer un combattant n'est pas un crime de guerre, estime Ariel Colonomos, et la critique sur les dommages collatéraux n'est pas le meilleur angle d'attaque contre les assassinats ciblés pratiqués par Israël." Sauf pour Salah Shehadeh. Une partie de la famille de ce responsable militaire du Hamas a aussi été tuée après le largage d'une bombe d'une tonne sur la maison où il résidait, à Gaza. Cela a créé des remous au sein même de l'armée israélienne. Des pilotes d'avion ont pris position contre de telles opérations un an plus tard, au nom de la morale, en dépit du consensus qu'elles ont rencontré dans l'opinion israélienne.

 

REPRÉSAILLES VENGERESSES

 

"C'est un sujet déroutant. Il est difficile de refuser en bloc les assassinats ciblés, mais il est également difficile de les justifier", explique Ariel Colonomos. Un des arguments avancés par les pilotes réfractaires, en 2003, était de dénoncer la dérive d'opérations préventives destinées à empêcher un attentat mais qui débouchent sur des représailles vengeresses incompatibles avec la morale. Les assassinats à Gaza du responsable islamiste Ismaïl Abou Chanab, en 2003, et du chef spirituel du Hamas, Ahmed Yassine, l'année suivante, prêtaient le flanc à cette critique.

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Quant à l'efficacité supposée des assassinats ciblés, elle resterait difficile à démontrer selon Ariel Colonomos. De plus, à l'en croire, ce type d'opération continue de diviser juristes et philosophes israéliens. Les débats seraient même vifs au sein de certaines ONG de défense des droits de l'homme israéliennes, à commencer par B'Tselem. Saisie en 2002, la Cour suprême israélienne a statué en 2005. "Le président de la cour était embarrassé. Il avait attendu le terme de son mandat pour, finalement, donner le feu vert, à partir du principe selon lequel quelqu'un qui prend les armes ne bénéficie plus de la protection qui échoit aux civils", explique Ariel Colonomos.

 

Ce feu vert conditionnel laisse entières les interrogations de Yuval Diskin, à la tête du Shin Beth depuis 2005. Ses prédécesseurs, interrogés dans The Gatekeepers, rappellent qu'ils ont demandé, dès les années 1990, à être soumis à des régulations. Pour une raison, cernée par M. Ayalon : "La plupart des batailles que nous remportons ne mènent nulle part, car nous perdons la guerre." Et une solution dans la région ne repose pas uniquement sur ces hommes de l'ombre.

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