admin 2 Posted June 5, 2008 Partager Posted June 5, 2008 La Chronique de Hayet, une Algérienne à Pékin Par hayet zeghiche Tout a commencé lors d’une promenade avec mon ami dentiste le Docteur Li dans le vieux Pékin cette après-midi. Ces allées sinueuses, appelées Hutong, pavées de dalles inégales et grises. Ces maisons aux toits bas et aux murs épais. Où les teintes nostalgiques d’un passé impérial dominent… des hauteurs qui fluctuent et font du paysage une géante vague grise qui me prend d’assaut. Cette géographie carrée, stricte et un peu désuète qui me ravit et me séduit. Ruelles étroites qui nous éloignent du coeur urbain de la capitale. Ce coeur obèse aux artères bouchées par les litres de goudron, par cette pollution crasse qui congestionne sa circulation. Ce cœur fatigué par des années de construction sauvage, de développement boulimique mal géré, qui semble au bord de l’infarctus urbain le plus massif qui soit…prêt à flancher, à n’importe quel moment! La vieille ville me kidnappe, et je succombe à sa beauté triste, inutile. Où on est tout sauf anonymes, où tout prend vie et acquiert une identité distincte et reconnue. Des petits vieux, assis sur le pas d’une lourde porte, discutent. Ils ne font pas attention à moi, qui admire en secret leurs rides magnifiques. Ils sont trois, deux hommes et une femme. Les hommes sirotent un thé fumant dans les pseudo thermos traditionnels qui leur servent de tasses. La chevelure blanche et éclatante de la vieille me captive. Elle me remarque et me lance un sourire non moins éclatant que sa chevelure. Je lui rends son salut et les deux vieux lèvent alors la tête vers moi. Ils sont bruyants, plein de vie et de vitalité. Ils rient à voix haute et leurs yeux sont vifs et espiègles. Ils se disputent le score final au Mah Jong (un genre de jeu d’échec, version chinoise) entre deux gorgées de liquide verdâtre où les feuilles de thé se ballottent au rythme de leurs gestes impatients et au gré des rires qui secouent leurs poitrines. Je n’ai jamais réussi à comprendre le mystère du thé en Chine. Comment le boire sans avoir la gorge complètement bloquée par les feuilles ni sans en avoir plein la bouche, sans pouvoir ni sourire ni même parler après la première gorgée?! La vieille, de ses yeux jeunes et vigoureux, me propose une tasse de thé. Elle sait bien que c’est ce que j’observais depuis quelques secondes. Elle ne s’embarrasse pas de politesse ou de questions superflues et m’attrape par la main. Comme j’en avais pour au moins une vingtaine de minutes à attendre que Jia Bing (ou Docteur Li, selon qui s’adresse à lui) revienne avec mon laptop (en révision pour y mettre les logiciels chinois), je ne m’embarrasse pas non plus de conventions inutiles; je m’assieds docile et tout à fait enchantée sur la dalle froide, la tasse réchauffant mes doigts gantés anesthésiés par le froid de novembre. Les deux vieux tentent de m’embarquer dans une partie joyeusement « impitoyable » de Mah Jong et je décline, prétextant que je n’en connais pas les règles (ce qui n’est qu’une moitié de mensonge, après tout). La vieille me cède son petit tabouret, je proteste vigoureusement mais en véritable dictateur aguerri, elle ne me laisse pas d’autre alternative que de quitter le sol humide. En enlevant mes gants, j’extirpe quelques vestiges de la générosité de Yan Hong (la nièce de ma propriétaire) qui est persuadée que je suis mal nourrie et qui s’est fixée pour mission humanitaire de me sauver de ma propre misère alimentaire en m’inondant de chocolats, de bonbons, de fruits quand ce n’est pas en venant à l’improviste chez moi avec des plats à emporter, tièdes et suintants d’huile. Quelques caramels font leur apparition dans ma main et je croise subitement une étincelle d’envie dans le regard de la vieille. Je souris, entame une phrase censée être diplomatiquement mesurée pour ne pas la froisser de lui offrir des friandises à son âge vénérable… mais à peine ai-je prononcé les premiers mots que Grand-mère Lu m’enlève le bonbon de la main de ses doigts agiles. Et sans plus de préambules, elle le met énergiquement dans sa bouche en riant. Elle me dit qu’elle adore les caramels. Son mari est devenu si laid qu’il faut bien qu’elle compense par autre chose. Un des deux vieux, que je devine être Grand-père Lu, grommelle qu’il n’est pas mal pour son âge; bombe le torse et me fait avouer qu’à l’étranger il aurait eu beaucoup de succès auprès des dames. Ce que je ne manque pas de confirmer, en pouffant de rire, évidemment! Grand-mère Lu le frappe gentiment, son regard est plein d’une tendresse sans âge. Elle me lance un « tu verras, jeune fille! Quand tu seras mariée, choisis-le beau sinon tu risques d’avoir des mauvaises dents plus tard à force de manger des sucreries! » Son extrême spontanéité et sa simplicité m’émeuvent et il me faut quelques secondes pour ne plus la fixer avec des yeux presque humides. Jia Bing revient et interrompt le flot de mes pensées. Je quitte le tabouret de Grand-mère Lu et je glisse les caramels qui me restent dans la poche au tissu épais. Grand-mère Lu me demande de repasser la voir. Je hoche la tête et les deux vieux me font promettre de jouer une partie la prochaine fois que je reviens pour réparer mon ordinateur. Grand-père Lu est persuadé que je suis française. Mes grands yeux et mon joli nez, dit-il, en est la preuve. Je lui parle de l’Algérie et de sa beauté méditerranéenne. Il m’écoute fasciné puis décide d’un rire coquin que les femmes de « là-bas » sont donc les plus jolies, en exhibant ses dents jaunies par le manque d’entretien. Grand-mère Lu taquine son mari en lui disant qu’il peut toujours aller à l’étranger pour épouser une femme « là-bas » (L’Algérie est trop éloignée de leur horizon géographique pour qu’ils puissent visualiser où elle est), s’il croit qu’elles voudront de lui. Et l’autre vieux renchérit qu’il ne compte pas sur elle pour lui donner l’argent du billet d’avion. Je vois que Jia Bing est un peu surpris de la conversation qui se mêle en une joyeuse cacophonie. On repart après moultes politesses, et le mantra de Grand-mère Lu « marche prudemment, jeune fille! » me poursuit encore quelques mètres avant de s’éteindre dans le gris maussade de cette après-midi pékinoise. Une fois de retour à la maison, je regrette subitement de ne pas avoir pris de photos de ces charmants compagnons d’un instant. Mais je sais que les mots graveront les visages parcheminés et que les prunelles audacieuses continueront à illuminer ma mémoire… TSA Citer Link to post Share on other sites
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