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Les viols dans l'US Army, une épidémie silencieuse.


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Viols dans l'US Army, une épidémie silencieuse

Monde | 31.05.2013

 

Ruth Moore avait 18 ans lorsqu'elle a été violée par son supérieur. Ce n'est que vingt-trois ans après que le département des anciens combattants a reconnu les faits, lui donnant droit à une pension d'invalidité. Un projet de loi facilitant cette prise en charge a été proposé au Congrès en mai. Son nom : le Ruth Moore Act 2013.

 

ELLE A DU MAL À CONTENIR SON ÉMOTION, RUTH. Le trémolo dans sa voix en dit long. Ce n'est pas tous les jours qu'elle monte sur scène pour s'adresser à une telle audience. Plus d'une centaine de femmes, ex-militaires, l'attendent dans la salle de conférence d'un grand hôtel de Washington DC, à deux pas du Capitole. Tailleur bleu à col rond boutonné jusqu'en haut, longs cheveux noir d'encre soigneusement coiffés, l'ancienne recrue de la Navy a un message pour ses soeurs d'armes : "Quand je vous regarde, je vois la bravoure, le courage, la douleur, la colère et la conviction que je porte en moi chaque jour." A 44 ans, Ruth Moore est devenue malgré elle l'héroïne d'un demi-million d'anciennes combattantes américaines, agressées sexuellement alors qu'elles servaient leur pays ces vingt dernières années. Héroïne, parce qu'elle porte en elle cette même blessure que chacune tente de panser depuis trop longtemps, et qu'elle compte bien faire entendre ce qu'elle nomme leur "cri de guerre" jusqu'aux portes du Congrès. Et de la Maison Blanche, "s'il le faut".

 

Ruth Moore avait 18 ans lorsqu'elle a été violée par son supérieur. Ce n'est que vingt-trois ans après que le département des anciens combattants a reconnu les faits, lui donnant droit à une pension d'invalidité. Un projet de loi facilitant cette prise en charge a été proposé au Congrès en mai. Son nom : le Ruth Moore Act 2013.

 

Violée en 1987 par un officier alors qu'elle venait d'intégrer la marine, Ruth a attendu vingt-trois ans avant que le département des anciens combattants reconnaisse les faits et lui accorde les allocations d'invalidité auxquelles le syndrome de stress post-traumatique dont elle souffre depuis lui donne droit. Un projet de loi qui porte son nom, et qui faciliterait l'obtention de cette prise en charge, a été soumis au Congrès en février. Le Ruth Moore Act 2013 est devenu son "autre" combat. "C'est ma nouvelle façon de servir mon pays, sans uniforme", lâche-t-elle d'un sourire taquin. Près de la tribune, Anu Bhagwati, victime de discrimination et de harcèlement sexuel pendant ses cinq années dans les Marine Corps, veille sur ses "protégées". L'ancienne capitaine a quitté le corps d'élite pour créer en 2005 l'association Service Women's Action Network (SWAN), afin de se donner les moyens d'aider toutes celles que la culture sexiste de l'armée l'empêchait de secourir de l'intérieur. C'est à elle que la centaine d'anciennes militaires doivent ce rendez-vous d'avril, un sommet "Vérité et Justice" réunissant victimes, militants et parlementaires mobilisés pour dénoncer l'inénarrable et obtenir "réparation".

 

En 2006, Heather Radcliffe, engagée dans la marine est agressée par son supérieur et perd son emploi.

 

En 2012, 26 000 militaires - hommes et femmes - ont déclaré avoir subi un "contact sexuel non sollicité", allant de l'attouchement au viol. Soit 70 agressions par jour ; un tiers de plus qu'en 2010. Mais tous les abus ne sont pas rapportés, souligne le Pentagone. Selon ses estimations, jusqu'à 30 % des quelque 204 700 femmes que compte l'armée américaine (14,5 % des effectifs) seraient victimes d'agressions sexuelles. Les hommes ne sont pas épargnés : ils représentent près de 50 % des vétérans souffrant de traumatismes sexuels. Les femmes les plus exposées à ce fléau sont celles déployées en Irak et en Afghanistan. Selon le département des anciens combattants, 50 % d'entre elles sont victimes de harcèlement sexuel et un quart de viol. En servant dans l'un de ces pays, une femme risque davantage d'être violée par un frère d'armes que blessée ou tuée par l'ennemi.

 

"Le vrai sujet, c'est le silence qui entoure cette réalité depuis des décennies, ou plutôt le camouflage construit autour de ce silence", relève Aaron Belkin, professeur de sciences politiques à l'université d'Etat de San Francisco. Pour ce spécialiste de la masculinité et de la sexualité militaires, la société américaine est trop militarisée pour vouloir ébruiter la découverte de ce fléau, "qui vient heurter l'image héroïque des soldats". Le président Obama lui-même, insiste-t-il, entretient dans ses discours cette idée de "sacralisation" du soldat, protecteur des valeurs américaines. L'omerta a pourtant été brisée ces dernières semaines, après la série de scandales retentissants visant l'armée américaine, dont la mise en cause début mai, à quelques jours d'intervalle, de deux gradés pour agressions sexuelles, alors qu'ils étaient responsables de la prévention contre ces mêmes violences. L'un a été arrêté, l'autre suspendu. Barack Obama est allé jusqu'à qualifier ces crimes de "dangereux pour la sécurité nationale".

 

"Aux yeux de mes frères d'armes, je n'étais pas leur égale, jamais", estime Shatiima Davis (1). Violée sous les yeux de son supérieur, impassible, cette ancienne combattante en Irak vit aujourd'hui dans un centre pour sans-abri, à New York. Pour beaucoup de femmes, la dénonciation des abus dont elles ont été victimes se solde par des représailles sociales ou professionnelles.

 

L'armée américaine a un train de retard en matière de féminisation, soulignent les activistes. Le professeur Aaron Belkin confirme : "En théorie, plus les femmes auront accès à des postes prestigieux au sein de l'armée, plus l'égalité des sexes devrait être respectée." Mais en 2012, elles ne représentaient que 14,2 % des officiers. La levée en janvier dernier de l'interdiction faite aux femmes de s'engager dans les unités de combat est présentée par le chef d'état-major interarmées, Martin Dempsey, comme une mesure à même de réduire le nombre d'abus sexuels à leur encontre. "Plus les militaires seront traités de manière équitable, assure-t-il, plus ils se traiteront de manière équitable entre eux." Shatiima Davis ne croit pas un instant à cette équité : "C'est un leurre. La guerre n'est pas faite pour nous, mon viol en est la preuve. Aux yeux de mes frères d'armes, je n'étais pas leur égale, jamais", martèle, amère, celle qui déconseille à toutes les femmes de s'engager. Violée en Irak à l'âge de 18 ans, à quelques mètres de la couchette de son sergent qui ne pipe mot, elle vit aujourd'hui dans un refuge pour vétérans sans-abri du Queens, à New York.

 

Mobilisée en Irak, le sergent dispensait des formations sur la prévention du viol. Cela n'a pas empêché l'agression de l'une de ses recrues la semaine suivante. Minoritaires à des postes de commandement, les femmes peinent à changer les mentalités.

 

SELON LE DÉPARTEMENT DE LA DÉFENSE, un quart des agressions sexuelles sont le fait d'un militaire issu de la chaîne de commandement. C'est le cas de l'homme qui a violé Ruth Moore l'année de ses 18 ans, alors qu'à peine sortie du lycée elle était déployée aux Açores. Quand son supérieur hiérarchique demande un soir à lui parler, la jeune soldate s'exécute. "J'avais reçu un ordre, je l'ai suivi sans sourciller", regrette-t-elle aujourd'hui, la gorge serrée. Cinq minutes plus tard, l'officier lui enfonce un couteau dans la bouche et menace de la tuer au moindre bruit. L'aumônier auquel elle rapporte l'incident lui conseille de "passer l'éponge". Son agresseur, qui la viole une seconde fois pour avoir osé parler, ne fera l'objet d'aucune enquête, poursuite ou mesure disciplinaire. Seuls 6 % des agresseurs ont été condamnés en 2012.

 

En 2001, sans le sou, la soldate Ayana Harrell n'avait eu d'autre choix que de garder l'enfant conçu lors d'un viol collectif. Depuis janvier dernier, l'IVG suite à une agression est remboursée par l'armée.

 

"Je lui souhaite de ne jamais croiser un membre de ma famille ou je ne réponds de rien", confie Laura Sellinger au sujet de l'homme qui l'a violée, après l'avoir droguée et lui avoir frappé la tête contre le sol, en 2005, en Corée. Son agresseur est passé aux aveux, a été reconnu coupable mais n'a pas été condamné. Pendant l'enquête, alors qu'il lui envoie des menaces de mort pour la dissuader de témoigner, Laura apprend qu'il est promu sergent. "Si les militaires savaient qu'ils risquent d'être tenus pour responsables au moindre faux pas, ils se tiendraient à carreau", affirme d'un ton martial Anu Bhagwati. L'impunité dont bénéficient les responsables d'abus sexuels est, selon elle, l'une des causes principales du fléau : "Du fait de son pouvoir discrétionnaire, le commandant décide d'intenter ou non des poursuites, et peut annuler un verdict."

 

Les seize médicaments de Laura Sellinger, agressée en Corée et victime de stress post-traumatique.

 

Témoin de crimes sexuels à l'encontre de ses propres troupes lorsqu'elle était dans les marines, elle dit avoir été incapable de les aider : "Les commandants s'arrangent chaque fois pour noyer le poisson ou mettre en cause la véracité des plaintes des victimes..." Transférer l'enquête et l'instruction au système judiciaire civil, à l'instar de ce qu'ont fait les armées canadienne, australienne ou britannique, "provoquerait un vrai changement culturel", insiste Anu Bhagwati. Un projet de loi proposant que des procureurs ayant reçu une formation militaire - et non plus des officiers supérieurs - soient chargés d'instruire les crimes sexuels a été soumis en mai au Congrès. Son adoption protégerait les femmes contre des mesures de représailles sociales, professionnelles ou administratives, dont 62 % des victimes font l'objet.Ayana Harrell, qui a mis trois semaines avant de trouver le courage d'aller rapporter son viol collectif - "un bon soldat ne doit jamais se comporter en victime", rappelle-t-elle -, découvre qu'elle est enceinte. "Oubliez et avortez", lui conseille son sergent instructeur. Son corps blessé au réveil, son état comateux sous l'effet de la drogue absorbée à son insu, et les hommes, ivres, couchés sur le sol... La jeune mère de quatre enfants n'a rien oublié. Pas plus que la décharge signée du commandant pour "troubles de la personnalité" alors qu'elle est enceinte de cinq mois. Le coût d'une IVG pour une grossesse résultant d'un viol par un frère d'armes n'est couvert par l'armée que depuis janvier dernier. Or les faits remontent à 2001. Sans le sou, Ayana se résout à garder l'enfant. Si elle reconnaît avoir "longtemps été en colère avec le bébé", elle parle désormais de sa fille Giorgia, âgée de 11 ans, comme d'une "bénédiction". En 1987, Ruth Moore avait été renvoyée de la Navy selon le même diagnostic : "troubles de la personnalité". Après une tentative de suicide, elle avait été jetée en prison plusieurs jours pour avoir tenté de "détruire la propriété de l'Etat", puis internée à l'hôpital psychiatrique et congédiée.

 

En plein brouhaha médiatique, le mois dernier, Barack Obama s'est engagé à ne faire preuve d'aucune tolérance envers les agresseurs, qui devraient être "tenus pour responsables, poursuivis, démis de leurs fonctions, traduits en cour martiale, et renvoyés. Un point c'est tout". Des promesses qui laissent les victimes sceptiques. "Si tu essaies de porter plainte contre un officier, on pensera que tu mens et tu seras accusée de lui manquer de respect, tu risques la prison", avait prévenu la femme à laquelle Heather Radcliffe raconta en 2006 le viol dont elle venait d'être victime sur la base d'Okinawa, au Japon. Son agresseur : un soldat avec qui elle flirtait. L'ancienne photojournaliste engagée dans la marine a finalement gardé le silence, mais perdu son emploi un peu plus tard après avoir été harcelée par le responsable de la revue à laquelle elle collaborait. "Je regrette mon silence maintenant, car d'autres femmes après moi ont pu croiser son chemin", dit cette fille d'un vétéran du Vietnam, qui s'avoue résignée et "incapable de se défendre", du fait de son passé d'enfant abusée. Diplômée de psychologie depuis, Heather pointe du doigt l'abondance des propos sexistes tenus par les instructeurs lors de l'entraînement des nouvelles recrues et souligne "le climat hostile aux femmes", propice à la violence, dans lequel baignent les soldats. Des militants dénoncent d'ailleurs la manière dont l'armée a assoupli ses critères de recrutement lorsqu'elle cherchait à accroître ses effectifs en Irak et en Afghanistan. Selon des rapports du département de la défense, des dérogations ont été accordées aux candidats avec casier judiciaire et antécédents de violence domestique. Le nombre de soldats ayant tenté ou commis un viol avant d'intégrer l'armée est, lui, estimé à 15 %.

 

 

LES VICTIMES DE "TRAUMATISME MILITAIRE SEXUEL", terme apparu au début des années 2000, souffrent de séquelles psychologiques importantes et sont plus nombreuses à éprouver un syndrome de stress post-traumatique que les soldats ayant combattu lors d'une guerre. Engagée dans l'armée de l'air au lendemain du 11-Septembre 2001, Laura Sellinger a été déployée en Irak quatre ans plus tard, où elle a été blessée à la tête à trois reprises, au contact d'explosions. Pourtant, quand elle raconte sa "descente aux enfers", ce ne sont pas ses traumatismes crâniens qu'elle évoque mais son viol en Corée, où elle fut envoyée par erreur à son retour de Bagdad. A 29 ans, Laura souffre d'insomnies, de migraines, de vertige, et avale seize médicaments chaque jour, pour tenir le coup. Son époux, militaire lui aussi, ne la quitte plus. Malgré un beau début de carrière dans l'armée de l'air, John a préféré démissionner pour rester à ses côtés en Floride.

 

"L'impact du traumatisme militaire sexuel est énorme, il est à la fois mental et physique. Combiné aux crises d'angoisse inhérentes au syndrome de stress post-traumatique, il peut mener à une tendance suicidaire", explique le docteur Nancy Lutwak, qui a créé en 2012 une unité spécialisée au sein de l'hôpital des anciens combattants de New York. Après vingt-deux ans aux urgences d'un hôpital privé, Nancy Lutwak pensait avoir tout vu. Pourtant, lorsqu'elle découvre ce que l'ancien secrétaire à la défense, Leon Panetta, qualifie d'"épidémie silencieuse", elle est "sous le choc", et décide d'offrir aux anciennes militaires victimes d'abus sexuels un espace "où elles se sentent en sécurité". Son initiative commence à faire des émules dans le pays. Carla Butcher, violée par un récidiviste dans la marine au large de Bahreïn, considère l'hôpital du département des anciens combattants, situé près de chez elle en Californie, comme sa "seconde maison" : "J'ai longtemps cru que derrière chaque homme se cachait un violeur, la colère m'a aidée à survivre." Après l'agression, Carla a sombré dans l'alcool, puis la drogue, avant de faire plusieurs séjours en unité psychiatrique. Incrédule, elle soupire : "Je ne sais pas comment je suis encore en vie."

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