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Meursault, contre-enquête ou le remake du fils indigne


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Docteur en communication, auteure. Dernier ouvrage, Ferhat Abbas l’homme de presse. Alger-Livres Editions. Alger 2013.

 

Meursault, contre-enquête est un livre de Kamel Daoud, dont c’est le premier roman. A son actif, jusque-là, deux recueils de nouvelles. Ce roman, qui s’inspire de L’étranger d’Albert Camus, a été publié d’abord en Algérie, ensuite en France aux éditions Actes Sud. Il a rencontré un succès certain auprès des critiques littéraires de tout bord et de manière unanime, qui ont porté aux nues l’écrivain et son œuvre. Les lecteurs français l’ont moins adopté puisque 8000 exemplaires seulement ont été vendus (Editeur. Blog Le Figaro. Sept 2014).

C’est bien peu pour un ouvrage promis au Goncourt, mais ce n’est pas si mal pour un premier roman. Ce succès auprès des critiques littéraires, et ce sont eux qui font le succès d’un livre, a permis à l’auteur d’obtenir deux prix littéraires, celui des Cinq continents de la francophonie et le prix François Mauriac, avant d’atterrir finalement sur la table du Goncourt.

Kamel Daoud n’a pas obtenu ce prix prestigieux que tous les critiques littéraires de France et d’Algérie espéraient ou réclamaient presque pour lui, et que lui-même a fini par attendre, mais c’est l’écrivaine Lydie Salvayre qui l’obtint pour son roman Pas pleurer (Seuil), qui avait déjà vendu avant l’attribution du prix plus de 20 000 exemplaires de son livre. Cette écrivaine n’est pas une inconnue, loin de là, puisqu’ayant à son actif 23 romans. J’ai lu Meursault, contre-enquête, curieuse de connaître le contenu de ce livre encensé par la critique.

Moussa ou la recherche identitaire

Dans cette histoire inspirée de L’Etranger d’Albert Camus, l’auteur, Kamel Daoud, s’attache à un point-clé de l’œuvre, l’Arabe assassiné sur la plage, non pas pour faire l’enquête policière, omise dans L’Etranger comme le laisse à penser le titre, car Camus avait «zappé» l’enquête sur l’assassinat pour accorder la primeur à l’indifférence du fils devant le cercueil de sa mère, mais pour dévoiler l’identité de la victime, parce que, s’insurge Kamel Daoud, personne depuis l’indépendance de l’Algérie ne s’est soucié de lui donner un nom ni de rechercher ses ancêtres.

D’emblée, le narrateur, un vieux monsieur, qui répond au prénom de Haroun, et qui passe ses soirées dans un bar, annonce la couleur : il est chargé d’une «mission», celle de donner un nom à la victime, qui n’est autre que son frère Moussa (je l’écris en majuscules, comme le veut le narrateur) : «Moussa, Moussa, Moussa... J’aime parfois répéter ce prénom pour qu’il ne disparaisse pas dans les alphabets. J’insiste sur ça et je veux qu’on l’écrive en gros. Un homme vient d’avoir un prénom un demi-siècle après sa naissance. J’insiste...» (p. 23) Pourquoi le choix de Moussa, un prénom rare en Algérie, et pourquoi pas après tout ?

Mais enfin, Daoud était-il à court de prénoms ? Le choix d’un prénom n’est pas anodin, comme lorsque Camus choisit celui de Marie et Daoud celui de Myriam. Et lorsque l’auteur le répète à profusion, c’est que ce prénom a un sens pour lui bien évidemment, au point de vouloir l’attribuer à tous les Algériens. Ils deviennent tous des Moussa, comme le barman, comme les clients du bar et comme lui-même puisqu’il s’identifie à son frère, dont il devient le double, «Moussa zoudj».

En fait, Haroun voit des «Moussa» partout autour de lui, tant il a été obsédé toute sa vie par le prénom de ce frère assassiné sur une plage des environs d’Alger par un certain Meursault, qui n’avait trouvé d’autre explication à son geste meurtrier que le soleil. Daoud écrit : «Oui, le serveur s’appelle Moussa, dans ma tête en tout cas. Et cet autre là-bas au fond, je l’ai lui aussi baptisé Moussa... Ils sont des milliers, crois-moi.» (pp. 34-35).

La question du prénom étant réglée, Daoud Haroun s’apprête à décrire Moussa. Même s’il n’avait que sept ans à la mort de son frère, néanmoins les souvenirs sont précis. Il le décrit comme grand de taille. «Il avait un corps maigre et noueux. Il avait un visage anguleux et des yeux durs à cause de la terre perdue des ancêtres». (p. 7). Si la victime de la plage a désormais un prénom, la mission n’est pas terminée pour autant, la question identitaire n’étant pas encore résolue. Car il y a la mère. Tant qu’elle sera en vie.

Remake : l’indifférence du fils à la mort de sa mère

Commence alors la narration d’une histoire originale, touchante et saisissante, celle d’une mère éplorée qui a passé sa vie dans une longue recherche éperdue du corps de son fils et de son assassin. Dans son immense chagrin, elle a entraîné avec elle son jeune fils Haroun sans se soucier un instant des dégâts psychologiques que provoqueraient sur lui la quête du cadavre et la haine des Français d’Algérie, puisqu’en chacun de ces derniers elle voyait l’assassin de son fils.

Au point qu’elle oublia que son jeune fils avait besoin d’elle plus que le mort qu’elle voulait venger. Il manqua de son affection et finit par ne plus l’aimer vraiment et n’attendre que le jour de son enterrement. Mais le pire est ailleurs ; c’est que Haroun, devenu un homme et sous l’impulsion de sa mère, tua un Français d’Algérie — le 5 juillet 1962, date de l’indépendance de l’Algérie —, venu se réfugier dans leur maison, car suivi par une horde d’Algériens qui voulaient sa peau. L’heure des règlements de comptes.

La mère a fait de son fils un assassin. Il lui en voudra tout le reste de sa vie, attendant sa mort pour exister enfin pour lui-même et en étant enfin lui-même. Si l’histoire est touchante et même poignante, car le lecteur ne peut rester insensible ni à la souffrance du frère, ni à celle du fils qu’il est en même temps (Moussa zoudj), ni à celle de la mère à la quête de la tombe de son fils et de son assassin.

Le lecteur est néanmoins surpris de constater que le romancier reprend le thème central de L’Etranger : l’indifférence d’un fils à la mort de sa mère. Si dans L’Etranger la mère est déjà morte et que le fils reste indifférent devant son cercueil, par contre Haroun, lui, devient indifférent à sa mère au fil du temps et finit par n’attendre que son enterrement pour en être débarrassé. La contre-enquête concerne pourtant le frère et non un règlement de comptes avec la mère. Il écrit, en effet : «Oui, aujourd’hui M’ma est encore vivante et ça me laisse complètement indifférent. Je m’en veux, je te jure, mais je ne lui pardonne pas. J’étais son objet, pas son fils.

Elle ne dit plus rien. Peut-être parce qu’il ne reste rien à dépecer du corps de Moussa. Je me rappelle encore la reptation à l’intérieur de ma peau, sa façon de prendre la parole quand on recevait de la visite, sa force et sa méchanceté et son regard de folle quand elle cédait à la colère. Je t’emmènerai avec moi assister à son enterrement» (p. 49).

L’auteur oublie alors la fiction, tenté par une envie dévorante d’analyse de L’Etranger de Camus à laquelle il n’arrive pas à échapper. Il tombe dans le piège à plusieurs reprises, se ressaisit et replonge, et c’est ainsi tout au long du livre, au point que le lecteur se demande où se trouve la création.

L’écrivain casse souvent le fil conducteur de la narration, si ce n’est par l’analyse, c’est en s’en prenant aux Algériens dans un règlement de comptes impitoyable et sans détour. Quel mal donc a pris le narrateur Daoud/Haroun de prendre à partie les pauvres gens d’une cité d’Algérie, où habite d’ailleurs le narrateur (c’est une fiction bien sûr) qui se débattent avec la question de survie, les laissés-pour-compte vivant en marge des quartiers chics où la nomenklatura se prélasse et se délasse ?

Le peuple algérien laminé

Daoud abandonne Haroun et sa mère pour regarder de son balcon les habitants de la cité où il habite et nous décrire leurs «tares». Le lecteur sait que le peuple algérien n’est ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre. Et peut-être est-il plus mauvais que d’autres. Enfin, cela dépend comment on le regarde et ce qu’il représente pour soi. Mais de là à fouler aux pieds l’honneur et la foi simple des pauvres gens des cités des grandes villes d’Algérie, comme le fait Daoud dans son livre, on se croirait dans le roman algérianiste de la période de l’entre-deux guerres qui n’avait pas assez de mots dénigrants vis-à-vis des Algériens, et tournant l’Islam en dérision.

Avec Kamel Daoud, la tare principale de l’Algérien, enfin celle qui l’indispose, c’est justement sa foi. En effet, l’Algérien l’indispose le vendredi, son héros, Haroun, déteste le vendredi et pour cause, c’est le jour de repos pour les musulmans. Lui se dit athée. Ceci relève de sa liberté. Mais il oublie celle des autres, garantie par la Déclaration universelle des droits de l’homme : la liberté de conscience. Chez Daoud/Haroun, c’est la haine de l’autre, parce que différent. Il veut le voir porter le chèche rouge ou alors le nœud papillon, refusant ainsi à l’Algérien sa liberté d’être.

Il n’en a cure. Il pointe du doigt avec dégoût ses voisins se rendant à la mosquée, «l’accoutrement : djellaba et claquettes», «le tapis sous l’aisselle», «cette hâte hypocrite des fidèles vers l’eau et la mauvaise foi, les ablutions et la récitation» (p. 79), «l’oisiveté de tout un cosmos devenu des c... à laver et des versets à réciter» (p. 79). «La voix de l’imam qui vocifère à travers le haut-parleur» (P 79), son voisin qui récite le Coran et qui l’insupporte, il voudrait défoncer le mur, l’étrangler pour ne plus l’entendre.

Au sujet du Coran : «J’ai toujours cette impression quand j’écoute réciter le Coran. J’ai le sentiment qu’il ne s’agit pas d’un livre mais d’une dispute entre un ciel et une créature (p. 75-76) et il poursuit plus loin : «Je feuillette parfois leur livre à eux. LE LIVRE, et j’y retrouve d’étranges redondances, des jérémiades, des menaces et des rêveries qui me donnent l’impression d’écouter le soliloque d’un vieux gardien de nuit...» (p. 81). Au sujet de la mosquée : «Un minaret hideux qui provoque l’envie de blasphème absolu en moi... Je suis tenté parfois d’y grimper, là où s’accrochent les haut-parleurs, de m’y enfermer à double tour, et d’y vociférer ma plus grande collection d’invectives et de sacrilèges...» (p.149).

Tout le voisinage de la cité où habite Haroun en prend pour son grade. Il déteste ce militaire en retraite qui ne fait rien d’autre que lustrer sa voiture et pour lequel il attribue un qualificatif pornographique, le chauffeur de taxi... Hideux, moches, tous, «chiffonnés, négligés, sans soins, sans élégance, sans soucis d’harmonie». Même Alger la belle n’a pas échappé aux sarcasmes de Daoud/Haroun. «Cette capitale grotesque qui expose ses viscères à l’air libre m’a semblé la pire insulte faite à ce crime impuni...

Dieu que je déteste cette ville, son monstrueux bruit de mastication, ses odeurs de légumes pourris et d’huile rance ! Ce n’est pas une baie qu’elle a, mais une mâchoire» (p. 149). II lui préfère Oran, cela se comprend. S’opposer à Camus l’Algérois pour lequel «Oran est une ville ordinaire et rien de plus» (La Peste). Mais Albert Camus avait l’élégance des mots.

Mais comme si tout cela ne suffisait pas pour mettre une ville et son peuple en rat des égouts, Daoud/Haroun s’exprimant au sujet de ses voisins de la cité, s’en prend à leurs enfants qui le répugnent : «Leur marmaille grouillant comme des vers sur mon corps» (p.79). Camus-Meursault se disant athée, ne s’en est pas pris aux chrétiens, ni aux musulmans, ni aux juifs, ni à toute religion non monothéiste. Il n’a pas traîné dans la boue Jésus et la Bible. Il ne s’en est pas pris au voile des bonne sœurs ni à la soutane de l’évêque.

II n’a pas décrit les Français dans leur habillement du dimanche en se rendant à l’église, les rabaissant aux rats des égouts. Il n’a pas tourné en dérision leur foi. Il ne s’en est pris qu’à l’aumônier venu dans sa cellule pour l’absoudre de ses péchés et encore, car il lui trouvait tout de même un air très doux. L’Etranger (p. 116). Lorsqu’on se saisit d’un livre d’une telle valeur que L’Etranger d’Albert Camus, pour construire sa propre histoire en laminant le peuple algérien aux yeux du monde, l’entreprise devient douteuse.

Elle ne laisse plus place ni à ce pauvre Moussa, ni à cette mère éplorée (et c’est bien dommage), mais simplement à un règlement de comptes avec un peuple innocent, et ne rend pas service à Albert Camus, dont l’œuvre se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’une suite imaginée qui porterait atteinte à son humanisme. Car Camus, dans la vie réelle, a toujours appelé les Algériens «mes frères» et n’a jamais touché, au grand jamais, ni à leurs coutumes ni à leurs traditions et encore moins à leur foi. Il n’a touché ni au peuple pied-noir ni au peuple de France, et encore moins aux enfants (domaine universellement sacré et donc intouchable).

Albert Camus a été un patriote, un vrai. Il n’a jamais cessé de se dire Français et revendiquait sa francité avec fierté, ce qui est tout à son honneur. En obtenant le Nobel en 1957, il a redoré le blason de son pays empêtré dans la guerre d’Algérie. Ce qui explique pourquoi Nicolas Sarkozy a voulu lui rendre un ultime hommage en transférant ses restes au Panthéon qui porte l’inscription : «Aux grands hommes, la patrie reconnaissante». N’est pas grand homme qui veut !

 

El Watan

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